septembre/octobre 2016
« L’ignorance mène à la peur, la peur à la haine et la haine à la violence. » – Averroès
Il n’existe aucune société humaine, quels que soient le lieu ou l’époque, qui n’ait élaboré un système de croyances pour répondre à ses inquiétudes existentielles, expliquer l’inexplicable et faire en sorte que les pourquoi ne restent pas sans réponse(s).
Depuis environ 100 000 ans – avant, peut-être, mais sans traces matérielles comment savoir ; l’absence ne veut pas dire inexistence -, donc depuis pratiquement 100 000 ans, l’homme a commencé à inhumer ses morts, à traiter le corps de ses défunts, à avoir un projet pour le devenir de ceux qui n’étaient plus. Neandertal d’abord, Sapiens ensuite ont creusé des fosses dans la terre, orné les corps, déposé des fleurs (on a retrouvé les pollens mais ils auraient peut-être été apportés par le vent…), de la nourriture, offert des bijoux, des armes. Désir, doute, crainte d’une survie possible ? Qui saura jamais ?… Et s’il y avait quelque chose ailleurs ?… avant ?… après ?…
Le temps a passé, Abel a offert ses agneaux, Caïn les prémisses de ses récoltes(2), mais les moutons du berger ont piétiné les champs du paysan(3). On connaît la suite…. Alors on a élaboré des récits que l’on dit mythiques pour expliquer le pourquoi du comment, du quand, du quelque chose plutôt que rien, et en fonction de l’environnement, des modes de vies, des migrations (Abraham était un migrant… déjà), ces récits se sont transmis de génération en génération, se sont modifiés au fil du temps, au hasard des rencontres, des guerres, des aléas climatiques, des découvertes scientifiques, des inventions techniques, on a emprunté ceci, oublié cela et pourtant il fallait bien y croire : il n’y avait pas d’autre explication possible au monde. Les divinités étaient seules à répondre aux pourquoi des hommes. Le mythe est devenu, il est encore parfois, récit de foi que nul ne peut ni ne doit contester.
Pour avoir essayé de décrypter le mythe fondateur des Adélés(4) du Togo, à la lumière d’éléments historiques, linguistiques, en recoupant les traditions orales, j’ai eu… quelques problèmes avec certains d’entre eux. Le mythe ne s’interprète pas, ne s’explique pas : il est. Démythifier un mythe c’est porter atteinte à l’identité personnelle d’abord, collective ensuite. Dans le cas présent c’était aussi toucher à leur position de « peuple témoin »(5) du Togo , dont l’ancienneté fait leur fierté. C’était, en quelque sorte, toucher à leur statut au sein de la nation togolaise et aussi à leur moi le plus profond(6).
André Comte-Sponville, dans le même temps où il se donne comme athée, se déclare de tradition judéo-chrétienne dans un pays judéo-chrétien : « Il ne s’agit pas de politique, il s’agit de spiritualité, il s’agit de civilisation. »(7)
Savoir d’où l’on vient, même si ce savoir est d’origine mythique, est la moindre des choses. « C’est le contraire de la barbarie qui veut faire table rase du passé. »(8)
Les mythes fondateurs ne sont pas réservés aux religions animistes, aux cultes chamaniques.
Certains systèmes religieux disent que c’est la personne divine elle-même qui en a dicté les préceptes, à un prophète, à un envoyé, au sommet d’une montagne, au bord d’un lac, au fond d’une grotte. Préceptes intangibles auxquels nul ne peut s’opposer sous peine d’exclusion de la communauté, parfois sous peine de mort, car l’autorité de la parole divine ne souffre nulle contestation. Avec le temps, certains de ces systèmes se sont apaisés, d’autres sont encore en crise d’adolescence et l’on sait bien que « dans la ville dont le prince est un enfant »(9) la violence et la mort sont des jeux. La fronde, l’épée, le pistolet ou internet, quelle différence ? Il y eut des jugements de Dieu et des guerres saintes, des martyres que certains recherchaient alors que d’autres n’y comprenaient rien.
Ces systèmes ont légiféré pour ordonner la vie des croyants, se sont cachés jusque dans les alcôves, dans les berceaux des bébés, les ont parfois marqués dans leur chair faisant jaillir un pacte de sang, ont dit comment il fallait se vêtir ou se dévêtir, ce qu’il fallait manger ou ce dont il fallait s’abstenir. Ils ont dit comment il fallait soigner le corps en prenant soin de l’âme, ce qu’il convenait de connaître, ce qu’il fallait ignorer et ce qu’il ne fallait pas chercher à l’ombre de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». Ils ont exigé des offrandes toujours plus belles, toujours plus riches, parfois cruelles jusqu’au sacrifice suprême, promettant un paradis futur à ceux qui peinaient dur et les flammes de l’enfer à ceux qui désobéissaient. Ils ont joué avec « le pêché et la peur »… selon l’expression de Jean Delumeau, pendant que d’autres parlaient de compassion, conversaient avec notre mère la Terre, notre sœur la fleur ou notre frère le loup. Certains ont favorisé les études, les sciences, la médecine, tandis que d’autres les regardaient avec suspicion. Tous ont élaboré musique, poésie, danses, ont sacralisé des fêtes, créé des architectures improbables, décoré les fonds des grottes, les plafonds des cathédrales ou ceux de la plus humble chapelle, sculpté l’effigie de leurs ancêtres et masqué leurs esprits, accompagné les morts afin qu’ils ne meurent pas trop vite et fait danser l’érotisme pour célébrer la vie aux frises des temples. Rites efficaces, cultes divers, naissance des cultures… et dans culture il y a d’abord le mot culte…
D’aucuns ont trouvé ces systèmes trop contraignants, trop sévères, « commandements de Dieu vous avez endolori mon âme ! »(10), les ont niés, les ont combattus et… parfois en ont créé d’autres aussi contraignants, aussi sévères si ce n’est plus, qui ont été ou seront contestés un jour. Est-il donc si difficile de vivre sans principes établis, cautionnés par la tradition, sacralisés pour être observés ? Il est vrai que sans système religieux il n’y aurait ni athéisme ni même de laïcité, et sans doute pas de lois pour dire le droit.
Heureusement que loin des grands débats philosophico-théologiques il existe des croyances plus simples, des habitudes rituelles qui permettent de garder espoir, malgré tout. « Nos ancêtres les Gaulois » sacralisaient sources, fontaines et cours d’eau. Il nous en reste quelque chose dans les fontaines miraculeuses de nos villages, sans parler de Lourdes et autres lieux de grands pèlerinages qui sont autant de lieux de communication identitaire. Que dire des petits « marabouts »(11) du désert auxquels on rend fidèlement visite ? Ils servent la cohésion du groupe malgré les injonctions tonnantes des puristes qui… bien sûr, de leur côté… mais chut ! Les superstitions des uns ne sont jamais que les croyances des autres.
Peut- être avons-nous tout simplement besoin de croire en autre chose que la boue dont nous sommes pétris ?(12)
Chantal GAUTHIER
Vice-présidente de la Société d’Ecologie Humaine et d’Anthropologie
(1) Quelques réflexions à discuter qui n’engagent que leur auteur, pour initier le nouveau cycle thématique bisannuel de la Société d’écologie humaine et d’anthropologie.
(2) Cf. le mythe de la Genèse que d’aucuns ont interprété comme une allégorie du passage du paléolithique au néolithique, de l’état de chasseur-cueilleur à celui d’éleveur ou cultivateur.
(3) Paysan = païen, de « paganus » l’habitant du pays (le « pagus » puis « pagensis »).Contrairement à ce qu’on a pu affirmer « païen » n’a jamais voulu dire sans religion.
(4) Petit groupe de population animiste à l’ouest du Togo, limitrophe du Ghana où se trouve une autre fraction de ce groupe. Une équipe pluridisciplinaire franco-togolaise, dont je faisais partie, les a étudiés de 1986 à 1994.
(5) C’est ainsi que les Allemands désignaient les petits groupes des plus anciennes populations de la frange occidentale du territoire togolais, alors colonie allemande (avant 1918).
(6) Nous nous sommes expliqués, les instituteurs et le député local aidant, avec le sodabi (vin de palme distillé) et quelques poulets sacrifiés aux mânes des ancêtres tout est rentré dans l’ordre.
(7) Comte-Sponville (André), L’esprit de l’athéisme, introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p. 30.
(8) Id., p. 30.
(9) Montherlant (Henri de), Théatre.(10) Gide (André), Les nourritures terrestres.(11) Saint (NDLR).(12) Cf. Charles Péguy.