septembre/octobre 2015
La portion de la rue Waldeck-Rousseau à Libourne où j’ai passé toute mon enfance avait la particularité d’être alors habitée en majeure partie par de vieilles dames issues de familles fort aisées qui vivaient là confortablement mais sans ostentation. Aujourd’hui, avec le recul qu’impose le temps, quand je pense à elles, je suis frappé de la similitude de leurs habitations qui étaient toutes agencées, meublées et décorées de manière similaire comme si elles avaient été régies par un code secret interdisant toute originalité et toute nouveauté, les seules concessions faites au progrès étant l’installation de l’eau courante et de l’éclairage électrique.
Dans le vestibule de chaque maison se trouvait invariablement posé sur une sellette un aspidistra placé dans un cache-pot de faïence décoré de fleurs multicolores.
A la suite des salons se trouvaient les salles à manger, toutes meublées d’une table, de nombreuses chaises, d’armoires et, aussi, de tables dites « cabarets ». Sur celles-ci se trouvaient mises en valeur des faïences de Delft, témoignages des relations commerciales entretenues au XVIIe siècle par certains négociants libournais avec les Pays-Bas. Chaque table centrale était ornée d’un long et étroit napperon blanc fait au crochet qui pendait vers le sol des deux côtés de la table ; au centre de celle-ci trônait toujours soit une vieille soupière en faïence soit un sujet en biscuit.
Dans bien des salons figuraient les effigies de Louis-Philippe et de ses descendants, car ces vieilles personnes, pour la plupart, avaient des convictions royalistes affirmées mais on ne trouvait jamais un portrait du Comte de Chambord. La bourgeoisie de Libourne était orléaniste. L’attitude hautaine des membres de la branche aînée des Bourbons envers le Duc Decazes lorsqu’il devint ministre de Louis XVIII n’avait pas été oubliée.
Que ce soit dans les salons ou dans les salles à manger, les cheminées étaient toutes pourvues de chenets, d’une pelle et d’une pincette, ustensiles nécessaires à l’entretien d’un feu de bois. Sur ces cheminées se trouvaient invariablement une pendule et deux chandeliers ; derrière eux, accroché à la paroi de la hotte se dressait un grand miroir, plus rarement un trumeau.
Les cuisines de ces maisons étaient encore plus curieuses que les pièces que nous venons d’évoquer. La plupart n’étaient équipées que d’un simple évier de pierre et toutes étaient dépourvues de chauffe-eau mais on trouvait là des objets qui dataient de presque deux siècles : casseroles, couvre-casseroles et chaudrons de cuivre rouge aux manches et aux poignées en laiton jaune, moulins à café et à épices entièrement en fer, énormes cuillères en bois servant à remuer les confitures préparées dans les chaudrons précités, pics à casser les pains de sucre, tamis, écumoires et tant d’autres objets insolites dont je n’ai jamais connu la fonction exacte mais qui avaient eu leur utilité à l’époque où les produits alimentaires n’étaient pas manufacturés. Il y avait aussi un nombre considérable d’assiettes et de plats en faïence au revers marron foncé mais à la face recouverte d’une couche d’émail blanc, décoré au centre d’une fleur de pomme de terre stylisée et, sur les bords, d’une frise constituée de lignes brunes et vertes. Les fouilles faites en 1988 sur le site de l’ancienne faïencerie de Libourne, active dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, où furent trouvés de très nombreux tessons au décor similaire prouvent qu’il s’agit d’une production locale, contrairement à ce qu’affirment les brocanteurs qui vendent ces faïences sous l’appellation fallacieuse « Vieux Bordeaux » (fig. 2). Dans les années 1950, ces assiettes et ces plats étaient considérés comme démodés et réservés aux tâches culinaires ; pour les repas où figuraient des invités, ils avaient été remplacés dès le XIXe siècle par des services en porcelaine. Les cheminées de quelques cuisines étaient encore munies de leurs crémaillères en fer forgé.
La cuisine de la famille T. se distinguait par l’abondance d’objets anciens qui s’y trouvaient. Pour des raisons qu’il serait indiscret d’évoquer ici, l’endroit semblait figé dans le temps. Outre les objets énumérés plus haut, il y avait sur une petite armoire un grand récipient en cuivre rouge à la forme étrange, muni d’un couvercle et, sur ses deux côtés, d’un tuyau courbé ; je demandais quelle était sa fonction, on me répondit qu’il s’agissait d’un antique chauffe-bain dont l’eau chauffait grâce aux braises placées à l’intérieur. Pourtant fidèle habitué des marchés à la brocante, je n’ai jamais revu pareil objet qui était, sans doute, une fabrication artisanale de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe mais il en existe un presque semblable, bien que plus petit, sur un site de vente en ligne.
Toutes ces demeures possédaient des greniers dont les propriétaires avouaient qu’ils étaient remplis de « vieilleries » ; parmi ces « vieilleries », devaient figurer d’insignes raretés. En fouillant dans un appentis de la maison que j’habitais alors, je découvris dans un vieux cadre à la vitre brisée une gravure de Marinus Van der Goes d’après L’Adoration des bergers de Jacob Jordaens (eau-forte considérée comme le chef-d’œuvre de ce graveur), abandonnée par de précédents propriétaires (fig. 3). A la même époque, je découvris dans un placard dont la porte avait été obturée depuis plus de 80 ans un verre du XVIIIe siècle.
Les salles à manger de toutes ces maisons ouvraient habituellement par une porte ou par une porte-fenêtre sur un petit jardin. Là aussi, point de surprise, tous semblaient voir été conçus sur le même modèle ; de l’un à l’autre, on y rencontrait les mêmes plantes et les mêmes fleurs. Ce dernier point s’explique par le fait que ces vieilles dames s’échangeaient des boutures, ce qui avait pour effet de créer une uniformité certaine.
En raison de leur grand âge, toutes ces personnes n’utilisaient plus guère leurs salons et leurs salles à manger ; aussi, en ces années 1950, ces pièces, qui avaient été tapissées et décorées depuis parfois plus d’un siècle dans un souci de respectabilité bourgeoise, dégageaient une atmosphère de lourde torpeur provinciale digne des romans d’Honoré de Balzac.
Jean-François FOURNIER
Société Archéologique de Bordeaux