novembre/décembre 2014
Nommer et nombrer ont en commun bien plus que leur presque homophonie. À défaut d’être jumeaux ou même frères, ces deux verbes d’action structurent le monde, notre monde.
Nommer vient du latin nominare, construit sur le substantif nomen, nominis : nom, et est apparenté au grec numein, construit sur le substantif numos, de même sens que le latin. Y étant aussi upsilon (u) numos sert de radical à tous nos composés savants en – nyme : toponyme, anthroponyme, gamonyme – nom marital ou de mariage – etc. La monnaie, anagramme auditif de nommer est proche du nom. Monnaie vient du latin moneta, l’un des attributs de Junon, puisque, selon la tradition romaine, c’est au temple de Juno Moneta, que les Romains frappèrent leurs premières monnaies. Moneta a pour radical le verbe moneo, monere : avertir. En grec, monnaie se dit nomisma (d’où, avec une alternance vocalique de o à u le français numismatique), qui offre l’apparence d’une proximité avec numos, mais qui en réalité dérive de nomos : loi ; choix exprimant que la monnaie est un droit régalien lié à l’exercice de la loi.
La monnaie, qui peut être dénommée, à l’instar du nombre chiffre et compte. Nombrer vient du latin numerare, construit sur le masculin numerus : nombre, chiffre, duquel provient, via l’italien notre numéro. Pour les Français, l’espagnol nombre est un faux frère, puisqu’il signifie : prénom ; et qu’il vient logiquement de nomen.
Le nom créateur
Nommer et nombrer individualisent, retranchent et rassemblent ; en un mot ordonnent le monde, l’organisent. Nommer c’est désigner, identifier, classer : un individu ou une catégorie, un être ou une chose. Nombrer c’est décompter : de un à l’infini ; ranger, classer : un, deux, trois… soit effectuer un regroupement d’éléments considérés de même catégorie, formant un ensemble. Dire : chat, c’est identifier, individualiser et extraire de la masse anonyme, c’est-à-dire étymologiquement et littéralement : sans nom (du préfixe grec an- privatif + numos), qui constitue le reste du monde, lequel est innommé voire innommable (étymologiquement non nommé, non nommable). Pareillement, nombrer un, c’est retrancher une unité (chat ou autre) à la masse incalculée ( » innombrée » n’existe pas) et de fait innombrable, autrement dit qui ne peut être comptée, nombrée.
Nommer et nombrer reviennent donc à sortir, l’un des individualités, l’autre des unités, de la masse informe, indéfinie et infinie ; laquelle de ce fait est mystérieuse, perçue comme hostile et conséquemment dangereuse. Nommer et nombrer visent à contrôler, à circonscrire l’innommé et l’innombrable. Par le nom et le nombre l’homme apprivoise, c’est-à-dire appréhende, s’approprie et maîtrise, tout au moins dans l’espace mental, son environnement ; c’est aussi, l’étymologie le dit, rendre privé, en quelque sorte civiliser, puisqu’apprivoiser c’est retirer à la nature, à ce qui est sauvage. Diviser l’univers pour mieux régner, le ficher ou identifier pour le mieux contrôler.
Nommer est donc retrancher de l’anonymat. C’est amener à l’existence, en quelque sorte créer. Invoquer, du latin in : dans + vocare : appeler – construit sur vox, vocis : voix -, n’est-il point faire apparaître, donc exister à défaut d’être ? Il n’est pas anodin que l’évangile de Jean fasse Dieu Verbe, et que par le Verbe la Création fût (Gn 1, 1-27). De même, dans la Genèse (2, 19-20) Dieu confie à Adam le soin de nommer les objets de Sa Création : oiseaux, bêtes sauvages. Ce faisant, à travers l’homme il ordonne, range, structure, organise Sa Création. D’ailleurs, à bien lire la Genèse, la Création n’est qu’un agencement de choses inanimées, préexistantes et indistinctes : » Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour. » (Gn 1, 3-5).
Quant à nombrer, certains n’estiment-ils point que l’univers n’est que nombre, une gigantesque équation ?
Le verbe crée, autrement dit amène à l’existence. Nul, quoiqu’il en dise, jamais ne vit dragon, hippogriffe ou griffon. Bien que chimériques, au même titre que lutin et fée, ces êtres n’en existent pas moins, car nommés et dénommés. Tout un chacun sait ce qu’ils sont rien qu’à leur évocation. Les personnages de fiction, comme Jean Valjean ou Harry Potter, par le fait même qu’ils ont un nom, existent, toutefois sans être. Ils peuvent même parfois être (ou perçu être) plus réels que des personnes physiquement réelles.
Le nom et le nombre organisateurs
Qui dit : chat, signifie que les chats ne sont pas des chiens. Mais il y a plus qu’un chat. Chat recouvre une multitude innombrable, mais apprivoisée, qui peut être divisée, individualisée : chartreux, siamois, européen, sans race déterminée, sans parler des harets… Cela est insuffisant, c’est toujours une masse, bien que dénommée. Mistigri, Virgule ou Gribouille sont des chats uniques, même s’ils sont plusieurs individus à porter ces noms, car ce sont là des noms propres, c’est-à-dire particuliers, à un individu, qui l’identifie entre tous ses congénères, même s’il a des homonymes, tout comme chez les Français il y a certainement plus d’un Jean Martin. Chat et chien peuvent être regroupés au sein des mammaliens, eux-mêmes englobés parmi les vertébrés, fraction des animaux, partie du vivant, etc. Donc, si nommer retranche, divise et sépare, d’un autre côté il regroupe et rassemble, mais toujours en identifiant et individualisant un groupe, soit la réunion de plusieurs individus.
Dictionnaires et encyclopédies ambitionnent de circonscrire l’intégralité du monde ou du langage, autrement dit la totalité des connaissances humaines. Néanmoins ils offrent deux logiques et deux présentations du monde. Le dictionnaire recense, dénombre et finalement nombre, dans les limites qu’il s’impose, les mots ou noms. L’immense majorité s’organise selon un ordre arbitraire mais général et commun, qui est alphabétique. L’on passe ainsi d’une entrée à l’autre, du coq à l’âne. C’est une recension éparpillée, une addition d’unités indépendantes. En ce sens il nombre. L’encyclopédie se prétend raisonnée, c’est-à-dire qu’elle suit un ordre logique, tout au moins pour l’auteur, en regroupant ses articles par sections, par ensembles, mais la succession des grands thèmes n’apparaît pas toujours d’une logique évidente et incontestable. Elles offrent une certaine vision du monde. Contrairement au dictionnaire, l’encyclopédie ne nombre pas, elle rassemble ses articles sans tenir compte du détail.
Du singulier au pluriel et du nom des nombres
Un, deux, trois… plusieurs. Puisque nombrer est retrancher, c’est avant tout dénombrer, avant même d’additionner des unités. Un est l’unité singulière. Deux est soit une unité plus une autre unité, autrement dit un collectif ou un pluriel, soit un groupe comportant deux éléments mais formant unité. De même pour trois, quatre. Les nombres ont chacun un nom, sans quoi ils ne pourraient exister. Ces noms structurent les nombres. Ils définissent la base de numération. Il y a toutefois un autre domaine où le nombre, sans être nommé, est employé et signifié par des éléments de langage : le nombre grammatical, lequel reflète une conception variable du singulier et du pluriel (du latin plus, pluris : plusieurs, par opposition au singulier, l’unité)
De même que l’opposition des genres masculin/féminin présente dans des langues romanes comme le français, l’espagnol ou l’italien, n’est pas exclusive : le latin, l’anglais, le russe ou le sanskrit connaissent le neutre comme troisième genre, l’opposition binaire de deux nombres, telle qu’elle se rencontre en latin et la plupart des langues indo-européennes : singulier (un)/pluriel (plus d’un), n’est pas partagée partout. Ainsi le grec ancien, le sanskrit et d’autres langues à déclinaisons comme le lituanien ou le slovène, ou sémitiques : hébreu, arabe, connaissent le duel, qui s’applique à un groupe de deux. Le triel ou ensemble de trois existe dans certaines langues austronésiennes, de même que le quatriel chez les Sursurunga de Nouvelle-Irlande, qui relève du groupe linguistique austronésien. Duel, triel et quatriel ne sont ni des singuliers ni des pluriels. Autrement dit leurs locuteurs considèrent que le pluriel de la multitude ne s’oppose pas à l’unité et ne commence pas avec deux unités prises ensembles, mais avec trois (plus de deux), quatre (plus de trois) ou cinq (plus de quatre). Le pluriel lui-même n’est pas monolithique, il existe par exemple le paucal, pluriel restreint pour un petit nombre d’unités, comme chez les Amérindiens Hopis. En breton ou en arabe peut se rencontrer le singulatif signifiant une unité tirée d’un ensemble comprenant normalement plusieurs unités. Et ce, sans parler du collectif et du partitif. Les Pirahã du Brésil n’ont pas de nombres grammaticaux. L’on peut supposer que le latin primitif connaissait le quatriel, puisque unus, duo, tres et quatuor, soit les noms des quatre premiers nombre, sont les seuls à se décliner. À partir de quintus : cinq, les nombres n’ont plus ni déclinaison ni genre. Il est à noter que quatre est la limite de la perception directe, sans compter, tant chez l’homme que le corbeau.
Numérations et noms des nombres, c’est-à-dire la manière d’exprimer ce derniers, reflètent une perception de la quantité, donc le nombrement (si dénombrement existe ce n’est plus le cas de nombrement). Le latin, qui ignore le nom du zéro, a pour chaque nombre de la première dizaine (de un à dix) un nom spécifique. Et hormis le radical de viginti : vingt, le nom des dizaines procède du nom de l’unité : tres, trigenti (trois, trente). À partir de la seconde dizaine, en fait de onze à dix-huit, les unités sont exprimées par l’addition de l’unité et de la dizaine : un (plus) dix : undecim (onze), duodecim (douze)… octodecim (dix-huit). Le français a globalement repris cette structure, mais l’a parfois modifiée. Ainsi si seize résulte de l’évolution de sexdecim, dix-sept et dix-huit inversent l’ordre du latin, tout en restant dans l’addition étendue à dix-neuf, que le latin formulait par soustraction : un (ôté) de vingt, undeviginti, système soustractif employé pour tout chiffre précédant une nouvelle dizaine, centaine, etc. Ainsi quatre-vingt-dix est undecentum : un (ôté) de cent.
Alors que jusque vers la fin du XVIIIe siècle le français, à l’instar des Belges et Suisses par exemple énonçait septante, octante, nonante, il est passé, dans un mouvement de bascule à des noms par addition sur une base vigésimale : soixante-dix (soixante valant trois fois vingt), quatre-vingt (4 × 20), quatre-vingt-dix (4 × 20 + 10), alors qu’il avait abandonné six-vingt (cent vingt) et autres quinze-vingt (trois cents). Cet usage se retrouve également avec les milliers où certains préfèrent une base cent : onze-cent au lieu de mil cent, mais pas de dix-cent ou vingt-cent. Nous sommes bien en deux mille quatorze et pas en vingt-cent quatorze !
Ces apparentes aberrations dans le nom des nombres, se retrouvent, sous d’autres formes, chez des peuples lointains, mais aussi chez les Gallois ou cinquante (hanner cant) est la moitié de cent (cant), et dix-huit, trois et quinze : tri ar bymtheg (quinze étant lui-même cinq et dix) mais aussi deux (fois) neuf : deunaw. En danois, cinquante : halvtreds est littéralement la moitié (halv) de soixante (treds), soixante qui clôt la troisième vingtaine. Il faut comprendre que cinquante est la moitié de la troisième vingtaine : c’est effectivement 40 (deux vingtaines) + 10 (moitié d’une troisième vingtaine).
Finalement cela n’exprime que la difficulté à appréhender les grands nombres, et les grands nombres, on le voit, sont vite atteints.
Jean-Paul CASSE
Centre généalogique du Sud-Ouest
Société archéologique de Bordeaux