novembre/décembre 2013
C’est à Lyon, au début du XIXe siècle, qu’il faut se transporter pour évoquer les débuts de l’histoire du Prado.
Antoine Chevrier, son fondateur, y naquit le 16 avril 1826 dans une rue voisine de la Place Bellecour. Ses parents appartenaient à cette classe moyenne de petits artisans – petite industrie familiale de bas de soie – irrésistiblement attirés par la bourgeoisie. De plus, son père occupait un poste de » gapian « , c’est à dire d’employé d’octroi dans le jargon lyonnais. En 1831 – Antoine a huit ans – c’est la » grande peur des possédants » : le monde ouvrier s’agite, la répression est terrible. Loin des émeutes, Antoine est confié à un précepteur puis aux Frères des écoles Chrétiennes alors qu’à l’âge de huit ans les enfants des » canuts » et autres commencent à travailler.
De 1835 à 1840, Lyon est durement éprouvé. Vers 1835, la ville compte environ 8 000 petits fabricants textiles se livrant une concurrence acharnée, qui a pour conséquence de faire baisser les prix et d’accroître la misère des 40 000 ouvriers et compagnons que compte alors l’industrie de la soie. Après la crise américaine des années 1837-1838, 15 000 métiers s’arrêtent, 35 000 personnes sont inscrites dans les bureaux de bienfaisance et il faut ouvrir des chantiers de charité. Des troubles sociaux éclatent. Alors que les affaires reprennent en 1840, la ville est touchée par de terribles inondations : 231 maisons s’écroulent mettant à la rue leurs habitants. Antoine Chevrier en resta marqué à vie.
En octobre 1843 il entre au petit séminaire, puis au grand séminaire trois ans plus tard : il a 20 ans.
En 1845, une autre crise économique réduit un grand nombre d’ouvriers au chômage et à la misère.
En 1848, la révolution, de politique devient sociale. À Lyon, des ateliers, appelés refuges ou providences, s’ouvrent un peu partout à l’initiative de religieux qui recueillent des orphelins, des jeunes délinquants, des » filles repenties « . On y donne une éducation primaire et une formation professionnelle, et, pour subvenir aux besoins de ces établissements les religieux acceptent de sous-traiter pour des fabricants de soieries, à des prix défiant toute concurrence. Le ressentiment du monde ouvrier à l’égard de ces refuges qui cassent les prix est intense – à plusieurs reprises les tisseurs saccagèrent les ateliers, brisèrent les métiers ou les jetèrent dans le Rhône. Les rapports entre le clergé et le monde ouvrier se chargent de méfiance et de suspicion.
Loin de cette agitation, Antoine Chevrier est ordonné prêtre, le 25 mai 1850. Trois jours plus tard, il reçoit sa nomination : vicaire à la paroisse Saint-André de la Guillotière, alors ville ouvrière autonome de 44 000 habitants, surtout connue pour être un lieu d’amusement, dont les bals – la Rotonde, le Prado, Apollon – ne jouissent pas d’une bonne réputation. Sa mère est désespérée et déclare : » Il passe aux barbares » !
Le 21 mai 1856, une nouvelle inondation s’ajoute à la misère ambiante : les dernières maisons en pisé s’effondrent, vols, pillages, débauche révèlent la dégradation des conditions de vie. Antoine Chevrier ne peut y rester insensible.
Dans le même temps, un laïc, Camille Rambaud rencontre lui aussi le monde des pauvres. Il loue un terrain, fait construire une maison pour accueillir enfants et adultes les plus pauvres. Il l’appelle » la Cité de Jésus « . Le père Chevrier fait sa connaissance, et, bouleversé par cette rencontre, quitte sa paroisse pour être affecté à la Cité de Jésus en qualité d’aumônier. Il y reste six longues années.
Le 10 décembre 1860, il fonde l’institution du Prado qui s’appuie sur deux idées force : créer une école de prêtres pauvres capables de partager les souffrances des plus humbles pour leur porter la parole de Dieu, et mettre en place une œuvre de première communion pour tous ceux qui ne peuvent en bénéficier dans les paroisses.
Légèrement provocateur, il installe l’œuvre de la première communion dans le bâtiment d’un bal des plus mal famé : le Prado. On y danse, avec casquette et foulard rouge au-milieu de rixes perpétuelles. On l’appelle aussi » le bal à vaches » ! Les flonflons s’arrêtent, le 9 décembre 1860, et le lendemain le père Chevrier en est le nouveau locataire ; s’il garde le nom il y ajoute Providence. À Noël 1861, à peine les travaux de réfection terminés, les demandes affluent. Durant des années, 1 700 jeunes bénéficièrent de stages à la fois religieux et professionnels. Quand on lui demandait les conditions d’admission il répondait, sous forme de boutade : » ne rien savoir, ne rien avoir, ne rien valoir » !
Le Prado commence dans la pauvreté la plus totale, s’adresse aux plus déshérités et fonctionne ainsi durant de nombreuses années. Ce n’est que lors de la guerre de 1939-1945, que des modifications interviennent sous l’influence des tribunaux et des services sociaux : l’œuvre prend alors une forme juridique, les locaux sont rénovés, le personnel d’encadrement devient spécialisé, les méthodes éducatives sont modernisées.
L’Association de la Providence du Prado est déclarée à la Préfecture du Rhône le 28 mai 1949 et reconnue d’utilité publique le 28 janvier 1950.
A Bordeaux, durant la guerre de 1939-1945, et plus encore au moment de la libération, la Colonie Saint-Louis avait été mise à mal par des bruits, fondés ou non (?) de collaboration. Certains de ses dirigeants furent inquiétés. Devant cette situation, et conscient de l’utilité de cette œuvre, monseigneur Feltin, archevêque de Bordeaux, propose de faire appel au Prado de Lyon. Son directeur général, » monseigneur Ancel « , est un ancien résistant du Vercors qui ne peut être contesté par personne. De plus, la réputation de sérieux du Prado ne peut être mise en doute pas plus que son expérience.
C’est ainsi que les habilitations pour le » Prado Saint-Louis » furent accordées en 1946 et permirent de recevoir des adolescents à problème, caractériels, délinquants ou en danger moral ainsi que des pupilles de la nation difficiles. C’est le père Tortel, venu de Lyon avec son équipe (un frère et six sœurs) qui en prend la direction, le reste du personnel est laïc, mais doit obligatoirement être catholique.
À côté de l’agriculture et de l’élevage, des ateliers de cordonnerie, menuiserie, plomberie et soudure donnent un caractère plus moderne à l’établissement. Les adolescents, de 14 à 21 ans, sont répartis en quatre groupes, et l’effectif total est d’environ 70 personnes.
En 1951, l’arrivée d’un médecin psychanalyste, le docteur Noce d’Aulnay, avive la méfiance des religieux qui redoutent la prévalence de la technique sur l’humanisme. Cette lutte d’influence ne prend fin qu’en 1959, lors de l’arrivée d’un directeur laïc.
En 1952, le Dr d’Aulnay est remplacé par le Dr Parrot, encore étudiant en psychiatrie.
En 1953, le père Thévenon succède au père Tortel, et crée un atelier de peinture, l’agriculture perd peu à peu de son importance.
En 1958, le père Arietta succcède au père Thévenon : il est le dernier religieux à être directeur du Prado Saint-Louis. La même année, une ordonnance du 23 décembre stipule que les mineurs de moins de 21 ans dont la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation sont compromises peuvent faire l’objet d’une assistance éducative.
Le premier directeur laïc, monsieur Pouget, est nommé en 1959 et un prêtre exerce seulement le rôle d’aumônier. Le Dr d’Aulnay retrouve son poste, et une psychologue arrive.
L’établissement continue sa modernisation : l’agriculture est totalement abandonnée, l’espace est transformé en terrains de sport ; les ateliers de cordonnerie et menuiserie disparaissent au profit de ceux de charpente métallique, chauffage central, maçonnerie.
En 1963, les religieux quittent définitivement Saint-Louis ; l’effectif des adolescents est de 83 répartis en six groupes. Le caractère confessionnel de l’œuvre disparaît ainsi que l’imposition de la pratique religieuse.
Jusqu’alors, le Prado Saint-Louis de Bordeaux était toujours administré par le Prado de Lyon mais la distance et la complexité croissante du fonctionnement rendait cette pratique de plus en plus difficile. C’est ainsi que, le 22 mars 1971, naquit l’association autonome du Prado de Bordeaux sous la présidence de me Prolongeau, avocat, accompagné d’un conseil d’administration de 12 membres cooptés par M. Pouget qui en assumait la direction générale.
En 1983, avec l’abaissement de l’âge de la majorité à 18 ans, l’établissement accueille les jeunes de 12 à 16 ans et se médicalise de plus en plus : les adolescents sont considérés comme des malades et contrôlés par la CDES, qui ne tient pas forcément compte des projets de l’intéressé, de sa famille ou de la structure. Le secteur de l’enfant et de la famille est de plus en plus psychiatrisé et les travailleurs sociaux de plus en plus marginalisés. C’est du moins ce qui se passait en 1983.
Aujourd’hui, l’association du Prado de Bordeaux a étendu son champ d’action non seulement à l’enfance en difficulté mais gère également le SAMU social ainsi que plusieurs maisons de retraites. Elle emploie 500 à 600 salariés répartis sur plusieurs établissements à Bordeaux et dans la CUB. On est loin du bal mal famé des débuts !
Henri Lajubertie et Chantal Gauthier
Société d’écologie humaine et d’anthropologie