janvier/février 2013
Les suites d’un naufrage
Le 23 mars 1836, quatre-vingt-seize pêcheurs sortaient du port de la Teste-de-buch sur huit bateaux armés de douze hommes chacun. La passe franchie, un ouragan aussi brutal qu’imprévu les surprit. Malgré leurs efforts, 78 marins périrent : ils laissaient 161 orphelins.
Sitôt prévenu du désastre, le cardinal Cheverus, bien connu pour ses oeuvres charitables, dépêcha sur les lieux l’abbé Dupuch, futur évêque d’Alger, pour s’occuper au mieux de tous ces enfants. Qu’en faire ?
Un domaine situé aux portes de Bordeaux, à Villenave-d’Ornon, retint l’attention de l’évêché. Des démarches furent entreprises pour louer ce domaine agricole capable de recevoir tous ces orphelins. telle fut l’origine de la colonie Saint-Louis qui devait être un terrain d’expérience du catholicisme social girondin. Jusqu’en 1838 il resta un refuge pour orphelins, puis l’abbé Buchon se rendit acquéreur de cette immense propriété et devint le premier directeur de l’établissement. Cette oeuvre reçut des bourses pour les pupilles du département mais ne remplit jamais de formalités légales et ne posséda aucune autorisation administrative. Cette carence dura 46 ans, et il faudra un évènement dramatique pour que l’administration prenne conscience de cette anomalie.
La particularité de cette oeuvre repose sur un idée très simple : former les orphelins à des travaux agricoles jusqu’à l’âge de 21 ans. La nourriture et le logement sont offerts en contrepartie des travaux des champs. L’établissement acceptait les jeunes garçons de 6 à 12 ans où ils suivaient un enseignement primaire puis, de 12 à 21 ans, ils recevaient un enseignement agricole. Ils étaient divisés en deux sections : les petits et les grands.
Cette institution vivait en autarcie : céréales, fourrage, cultures maraichères, vignes, élevage de bovins et porcins fournissaient les matières premières. Un moulin à blé, un pressoir et un chai, une boulangerie, une forge, une cordonnerie, des ateliers de tonnellerie et de menuiserie, une machine à vapeur, sans parler des chevaux et du matériel agricole lui permettaient de se suffire à elle-même.
La pratique religieuse n’était pas oubliée puisqu’une chapelle de grandes dimensions pouvait accueillir pensionnaires et responsables de l’encadrement. Le dimanche les gens de la campagne proche étaient conviés à assister aux offices. L’éducation morale et religieuse était le fondement de l’établissement, et avant les rudes travaux des champs la messe matinale était obligatoire.
La réputation de la colonie était peu flatteuse : on l’appelait le pénitencier ou le petit bagne ! Dur labeur et longues journées au sein de locaux vétustes et délabrés. Les dortoirs – un pour chaque section – sont d’immenses salles avec pour seul mobilier les lits de fer des enfants exposés aux rigueurs de l’hiver par des fenêtres mal jointes, le reste à l’avenant. Quant au travail éducatif, pédagogique ?… Il n’existe aucun écrit, aucun document, aucun témoignage de cette époque. La correspondance avec la préfecture se limitait à la présentation des états boursiers.
Il fallut un évènement dramatique pour mettre fin à cette oeuvre charitable : au mois d’octobre 1884, onze enfants décédaient après l’ingestion de champignons vénéneux. Le 21 octobre, une enquête diligentée par le préfet de la Gironde, conduite par un officier de police en présence du maire de Villenave-d’ornon allait révéler l’imprévoyance et l’incurie de la direction : une religieuse, sœur brigitte, affectée au service des cuisines, l’une des rares présences féminines et maternelles de la colonie, malgré l’interdiction de la direction, eut l’idée d’aller cueillir des champignons afin d’améliorer l’ordinaire des pensionnaires. Si quelques champignons y suffisait on imagine sans peine ce que cela devait être ! Mal lui en prit ! Mise en cause par l’enquête elle argua de son origine périgourdine pour affirmer sa connaissance des champignons. Mais il y eut onze décès….et elle dut comparaître devant le tribunal de Bordeaux.
Les conclusions de l’enquête furent les suivantes : une administration insuffisante et imprévoyante. L’orphelinat n’est qu’un pensionnat primaire ouvert sans formalités légales et sans autorisation administrative. En ce qui concerne le fonctionnement de l’établissement, on note une absence complète de direction et une incurie totale dans le règlement des services matériels. Aucune précaution pour assurer le développement normal des enfants et éviter les maladies.
Le réquisitoire accablant et le jugement qui suivit en précipitèrent la fin. L’abbé Buchon, vieillard de 85 ans, mourut l’année suivante, cédant son domaine à l’abbé Faux qui le donna en fermage.
Durant 5 ans la colonie n’accueillit plus d’enfants jusqu’à la création en 1890 de l’Œuvre des enfants délaissés et abandonnés de la Gironde qui dura jusqu’en 1945.
Les Enfants délaissés et abandonnés de la Gironde, 1890-1945
Cette nouvelle association fut créée le 31 janvier 1889 à l’initiative de M. Marin, juge au tribunal : il s’agissait d’étudier les chances de succès d’un refuge destiné aux enfants délaissés et abandonnés du département qui, du fait de la loi dite « de séparation de l’église et de l’état » du 9 décembre 1905 et du départ de nombreuses congrégations religieuses à but charitable, se trouvaient totalement délaissés.
M. Marin était préoccupé par l’état déplorable des orphelins ainsi que des enfants dévoyés par des parents indignes. Ces enfants échouaient presque automatiquement au petit parquet ou en correctionnelle. Son but était de faire à Bordeaux ce qui avait été entrepris avec succès à Paris et à Rouen. Le 29 octobre 1889, une offre retint favorablement son attention : la colonie agricole Saint-Louis.
Les promoteurs de l’œuvre constituèrent une société qui put réunir les fonds nécessaires pour acheter la propriété et la louer à l’œuvre de M. Marin avec possibilité d’achat. L’œuvre entra en possession en avril 1890 et ne mit que sept ans à rembourser la société civile grâce à l’abandon généreux que firent certains actionnaires.
Les 20 membres du conseil d’administration géraient la colonie devenue entièrement laïque. Les directeurs successifs furent tous des retraités de l’armée ou de la gendarmerie ; un aumônier, membre du conseil d’administration, assurait l’éducation religieuse. une discipline stricte, à la fois militaire et religieuse, avec uniforme pour les pensionnaires et les dirigeants, cérémonie au drapeau avec fanfare devint la règle.
Le discours inaugural de M. Marin résume les principes éducatifs : « élevés dans des idées du devoir, de discipline et de travail, ils oublieront les visions pernicieuses de leur jeunesse. ils apprendront à aimer ce drapeau, symbole de l’honneur, image de la patrie. Le souffle du patriotisme balayera comme un fétu de paille toute trace de corruption et d’impureté ».
Au mois de juin 1894 mourait Alfred Lecoq, ancien magistrat et cofondateur de l’œuvre. il léguait toute sa fortune à la colonie, ainsi qu’un petit domaine à Léognan sur lequel, par disposition testamentaire, il imposait de fonder un nouvel établissement qui prit le nom de son bienfaiteur. Le conseil d’administration décida de l’affecter aux jeunes de 8 à 12 ans, qui devaient y rester jusqu’à ce qu’ils aient fait leur communion et obtenu le certificat d’études.
Ouvert au mois de novembre 1897, il avait été inauguré le 16 octobre en présence du général Varaigne et du vicomte de Pelleport-Burète, ancien maire de Bordeaux.
Un règlement sévère, où travail et loisirs se succèdent à un rythme soutenu, et des méthodes coercitives nombreuses, visent à éviter les effets nuisibles des groupes en réduisant les contacts entre les enfants. Comme la sanction permet le rachat, les asociaux sont mis à l’écart, les fugueurs au cachot et souvent tondus. Des leçons sur l’honneur, la probité, le devoir de patriote, l’instruction religieuse faisaient partie de la panoplie éducative. Avec le temps, la présence des militaires s’estompe pour laisser place à de jeunes moniteurs souvent issus du scoutisme. La pédagogie est toujours soutenue par le système récompense pour les bons, sanctions pour les fauteurs de troubles.
L’association avait su résister aux nombreuses difficultés financières, matérielles, morales. Elle ne résista pas à la guerre de 1939-45, et surtout au déchainement des passions lors de l’« épuration ».
Les règlements de compte lui seront fatals et c’est l’association du prado de Lyon qui prit en charge l’établissement.
Mais ceci est une autre histoire.
Henri Lajubertie
Société d’écologie humaine et d’anthropologie