septembre/octobre 2014
À Libourne, jusqu’en 1960, le mardi et le vendredi, jours de marché, la place Abel-Surchamp et la rue Thiers étaient occupées par les paysannes venues vendre les produits de leurs jardins ; elles savaient s’exprimer en français mais préféraient parler entre elles en gascon ce qui étonnait fort les étrangers de passage, persuadés que cet idiome était tombé aux oubliettes depuis longtemps. Ces étrangers étaient encore plus déconcertés par les incorrections de langage, propres aux Girondins que commettaient les Libournais, incorrections qui rendaient parfois le dialogue difficile. Par exemple, si l’un d’entre eux avait demandé un pain au chocolat à un boulanger il n’aurait pas été compris car, en Gironde, cette viennoiserie porte le nom de chocolatine ; à son tour, l’étranger n’aurait pas compris si le commerçant lui avait demandé « Voulez-vous une poche pour la plier ? », ce qu’on peut traduire en bon français par « Voulez-vous un sachet pour l’envelopper ? » Certains barbarismes étaient si fréquents qu’ils étaient employés dans toutes les classes de la société ; personnellement, il fallut mon entrée à l’école pour apprendre qu’on ne disait pas un fel mais une fêlure et qu’un mortier destiné à broyer le sel se nommait un égrugeoir et non un grugeoir. Certains mots français n’étaient jamais utilisés, les gens préférant l’usage de l’équivalent gascon : il ne serait jamais venu à l’idée de personne de nommer une pièce attenante à la cuisine une réserve, tous disaient une souillarde ; il en était de même pour le mot osier que les paysans ne prononçaient jamais, lui préférant le mot gascon vim. Le vim était redouté des enfants car une branche de ce végétal servait à administrer de sévères corrections aux gamins turbulents. « Sale droule, tu veux du vim sur les garailles ? Et ten te dret ! » ; « Vaurien, veux-tu un coup de branche d’osier sur les jambes ? Et tiens-toi correctement ! » en français, était une menace souvent proférée par les gens de la campagne envers leurs rejetons. Il en était de même du mot lézard que les paysans ne prononçaient jamais, lui préférant son équivalent occitan angrota ou angrote.
Les étrangers ouvraient de grands yeux quand on parlait de guingassons (petits clous à grosses têtes) et en entendant certaines expressions locales où français et gascon étaient mêlés ; par exemple d’une personne au teint pâle qu’elle était toute blanquignouse et d’une autre, au teint coloré qu’elle était rouge coum un végueir (comme un coq). Une jeune fille dont le visage était parsemé de taches de rousseur était qualifiée de pigassouse (pigasses = taches de rousseur) ; d’un maladroit, on disait qu’il était adroit coum un esclop (un sabot).
Autre étrange partie du parler libournais, le mot boueux employé en lieu et place du mot français éboueur. Un homme ou un animal au caractère agressif était nommé tignous (teigneux). Ces particularités physiques ou morales n’entrainaient pas de discriminations mais on ne pouvait pas en dire autant pour ceux qui avaient les cheveux roux, cette couleur si inhabituelle parmi les habitants de la Gironde ; ils étaient appelés rouquinous et considérés avec méfiance par les vieux paysans qui auraient été incapables d’expliquer cette attitude de manière rationnelle(1).
Beaucoup de paysans avaient l’habitude de ponctuer leurs phrases d’un sonore « Eh, couillon ! » Cette particularité de langage n’était pas une insulte envers leurs interlocuteurs, mais une curieuse manie qu’il était difficile d’expliquer à des Parisiens encore plus étonnés, du reste, par certaines formes de politesse désuètes des gens de la campagne. Par exemple, si un étranger avait envoyé une lettre de condoléances à l’un d’eux il recevait, en retour, une brève missive lui exprimant ses compliments de condoléances, ce qui provoquait une certaine incompréhension…
La population de Libourne et de ses environs n’était pas indigène à cent pour cent ; dès le XIXe siècle, beaucoup d’habitants des communes du nord de l’arrondissement (où on parlait le gabaye), des Charentes et de la Dordogne étaient venus s’installer dans le Libournais. Ils avaient apporté avec eux des mots de leurs idiomes respectifs qui s’étaient mélangés au gascon ; par exemple, le mot saintongeais since était employé par tous pour désigner une serpillière. Autre exemple, le mot fréchin, employé peur désigner l’odeur d’un œuf abandonné dans une assiette mais aussi, par extension, l’odeur d’une cuisine mal tenue. Les Périgourdins, eux, avaient apporté le mot gage qu’on peut traduire en français par récipient. Il y avait là un tel mélange que les locuteurs eux-mêmes auraient été incapables de donner l’origine des mots qu’ils prononçaient pourtant quotidiennement. Quand une ménagère libournaise disait « Je vais prendre une since pour gringonner », signifiant par là qu’elle allait enlever la poussière de son habitation avec un torchon, elle composait une phrase incorrecte et bâtarde, employant le mot saintongeais since (serpillière) dans le sens de torchon et le verbe gascon gringonner à tort car, primitivement, celui-ci ne voulait pas dire nettoyer mais balayer (avec un balai de gringon, houx en français).
Le gascon n’était pas sans saveur. Avant la Seconde Guerre mondiale, il existait à Libourne sur le Cours Tourny une statue représentant le Capitaine Oscar de Géreaux, auquel le sculpteur Granet avait donné une posture quelque peu ridicule, le pauvre militaire tendant un bras vers le ciel, la main curieusement pliée. En raison de cette particularité, les paysans l’avaient surnommé Lo gueite s’i plau, qu’ils prononçaient « Lou gueïte s’i plaou » (Regarde s’il pleut, en français)(2).
Jusque dans les années 1970, l’hebdomadaire libournais Le Résistant fit paraître une chronique intitulée « Les propos de la mère Pignouffe », dans laquelle une supposée commère commentait l’actualité de manière drolatique dans un discours en mauvais français truffé de mots patois. Si dans les années 1950 cette chronique obtint un franc succès, à la fin de son existence, elle n’amusait plus grand monde ; avec l’apparition d’une génération de Libournais qui n’avaient pas voulu apprendre le gascon et l’arrivée de nouveaux habitants originaires de régions parfois très éloignées qui, par définition, ne comprenaient pas ce langage, elle était devenue obsolète.
Lorsqu’il fut arrêté d’être parlé, le gascon propre à Libourne était devenu un dialecte constitué de gascon, de saintongeais et de mots français mal prononcés, ce qui le rendait presque incompréhensible à ceux qui parlaient un gascon plus pur. Peu à peu, ses locuteurs moururent ; ainsi s’éteignit le gascon parlé à Libourne. La langue française a été gagnante, mais pas la couleur locale des jours de marché.
Jean-François FOURNIER
Société archéologique de Bordeaux
(1) Le roux est mal perçu dans plusieurs civilisations. Chez les Chrétiens l’une des explications renvoie à Judas Iscariote (le Roux) l’apôtre qui vendit Jésus (NDLR).
(2) Le statuaire, Pierre Granet, a voulu reproduire dans une pose grandiloquente et théâtrale, le capitaine du 8e Chasseur à pieds Oscar de Géreaux (Périssac, Gironde, 8 juillet 1812/Sidi Brahim, Algérie, 26 septembre 1845) expirant au marabout de Sidi Brahim, face aux troupes de l’émir Abd el Kader. Le monument fut érigé suite à la demande du petit-fils de Géreaux, et inauguré le 7 août 1900 (NDLR), fondue en 1942-1944