La « correction paternelle »

mai/juin 2010

" Je vous enverrai, mon fils, en maison de correction ! "

Fort d’une puissance paternelle bien affirmée, base de la famille au 19e siècle, un père pouvait user des articles 375 et suivants du code civil de 1804, s’il avait  » des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un enfant « . Ainsi pouvait-il requérir une mise en détention pour son fils ou sa fille. Une intervention auprès du tribunal suffisait. Aucune trace écrite de la décision prise ne serait conservée. Tout se faisait dans la discrétion. Telles étaient les modalités de la  » correction paternelle « .

Des petits Bordelais, garçons ou filles, y ont goûté(1).

Dans les premières décennies du 19e siècle, c’était dans la tour de la Poivrière(2) de l’ancien Fort du Hâ qu’ils pouvaient être détenus. Un endroit sordide, en contact  » avec la population vicieuse des prisons « . Ce qui rebutait les familles.  » L’autorité gémit de ne pouvoir sévir, sans les confondre avec les malfaiteurs contre les jeunes gens de familles honnêtes qui par leur conduite, méritent un châtiment particulier que les pères et mères … réclament souvent « , déplorait le maire en 1815(3).

En 1837, c’est l’ouverture de lieux d’accueil plus spécifiques qui fit tomber les réticences. Un prêtre, créatif et entreprenant, l’abbé Dupuch, soucieux d' » arracher des enfants et des adolescents à la corruption contagieuse des prisons « , soutenu en cela par les autorités judiciaires et municipales, avait eu une idée. À cette époque, elle était pionnière : il s’agissait d’ouvrir un établissement qui offrirait un refuge pour ceux que l’on a appelé plus tard  » petits sauvageons « ,  » exclus « ,  » jeunes délinquants « ,  » inadaptés « , bref de la  » racaille « . Dans une ambiance très religieuse, ces jeunes, envoyés par les tribunaux, des petits  » détenus « , pourraient acquérir une certaine instruction et apprendre un métier. Deux pénitenciers ou maisons d’éducation correctionnelle, un pour les garçons et un pour les filles, ont été conçus dans cet esprit. La tutelle du ministère de la justice et la bénédiction de l’évêché offraient toutes garanties pour la séquestration, en ces lieux, des enfants de la  » correction paternelle « . Des cellules étaient prévues. Bien entendu aucun contact n’était prévu entre le fils de famille  » honnête  » et les petits  » détenus « . Tout concourrait à rassurer les parents.

Arrestation d'un jeune délinquant
Arrestation d'un jeune délinquant

On peut trouver dans les liasses d’archives relatives au pénitencier Saint-Jean, quelques registres où figurent des prénoms seuls, sans patronyme. Robert, Raymond, Bruno, et bien d’autres (23 en 1841) ont été détenus au pénitencier au titre de la  » correction paternelle  » pour une durée variable (selon leur âge, de un mois à six mois).

C’était par l’entrée rue Lalande qu’ils avaient pénétré dans un bâtiment austère, rafistolé pour les besoins de la cause. Il est possible qu’ils n’aient pas visité les ateliers (cordonnerie, serrurerie, atelier de tapis d’Aubusson et même une éphémère fabrique de chapeaux), ni les salles de classe, ni les dortoirs. Par contre, ils ont connu la chapelle et bien plus leur cellule exigüe (1×2 m) au confort rudimentaire. Trois planches sur deux tréteaux, recouvertes de paille, faisaient office de lit. Ils étaient là pour être corrigés. L’isolement faisait partie de leur punition. Ils avaient droit cependant à quelques récréations, dans la grande cour quand les autres enfants n’y étaient pas. Mangeaient-ils à part au réfectoire ? Les contacts avec les petits  » détenus  » étaient formellement interdits. Etait-ce possible? Quelques rapports déplorent que cette règle ne soit pas respectée.

Qui étaient donc ces jeunes pestiférés ?

Agés de 13 à 20 ans, condamnés pour des motifs souvent futiles, ils n’avaient pas eu la chance de bénéficier d’un soutien familial. Ils venaient de toute la circonscription judiciaire : soit des deux Charente aux Pyrénées en passant par le Périgord. La durée de leur peine, variable de quelques mois à quelques années, échappait à toute logique. Détention acceptée ou subie ? Ils fuguaient, se révoltaient, se faisaient punir, tombaient malades et … mourraient. Le taux de mortalité avait été tel vers 1856, que les autorités municipales avaient diligenté un comité pour rechercher les causes de ce phénomène(4) :  » L’onanisme serait la principale sinon l’unique cause du développement de la phtisie pulmonaire chez les jeunes détenus  » concluait dans son rapport le docteur Levieux, secrétaire général du Conseil d’hygiène.

Ces réserves n’empêchaient pas les pères de famille de solliciter un séjour en maison d’éducation correctionnelle, autant pour leurs garçons que pour leurs filles.

Au cachot !
Au cachot !

Pour ces dernières, on avait plaidé ainsi la nécessité d’une séquestration vers 1840 :  » C’est surtout pour les enfants du sexe qu’un moyen de répression est nécessaire aux familles quand un désordre naissant fait craindre une perversité précoce. La vanité est souvent l’appât séducteur dont se sert le vice pour prendre l’innocence trop frivole des jeunes filles […] C’est à la naissance de ces coupables habitudes qu’il faut arrêter le mal dont les passions hâtent bientôt le déplorable développement ; la séquestration devient alors nécessaire et l’isolement, accompagné des sages leçons de la religion peut faire rentrer dans les voies de l’honneur de pauvres filles que leur inexpérience et leur légèreté auraient perdu pour toujours « , avait plaidé l’abbé Buchou. Les jeunes filles étaient reçues rue Mercière (près du cours de la Somme) au pénitencier Sainte-Philomène, tenu par des religieuses.

Dès leur entrée dans l’établissement, elles bénéficiaient d’une cellule,  » propre et bien aérée « . Contrairement aux garçons, elles n’étaient pas soumises à l’isolement. Durant la totalité de leur séjour, elles partageaient la vie des autres petites détenues dans les ouvroirs.  » L’ordre de la maison est établi de manière que le travail en silence et en commun et le coucher au dortoir général est pour les jeunes filles insoumises la récompense de leur retour à l’obéissance  » expliquait un visiteur. Tout était mis en œuvre pour qu’elles deviennent de bonnes ménagères obéissantes et conformes à ce que l’on attendait d’une personne  » du sexe « .

La  » correction paternelle  » a-t-elle eu des effets bénéfiques ? On ne sait. Toujours est-il que si elle heurte notre sensibilité actuelle, la mesure avait bonne renommée.  » Tous les jours les demandes de plusieurs parents sont repoussées faute de place  » déplorait un membre du conseil municipal. Aux archives municipales, on peut lire des lettres justifiant des demandes de correction paternelle(5).

L'abbé Buchou
L'abbé Buchou

Pourquoi un tel engouement ? Une hypothèse : le directeur des établissements, l’abbé Buchou(6), respectable et estimé avait bonne réputation. Il avait créé une colonie agricole à Villenave-d’Ornon, un établissement pionnier, qui, pendant des décennies, avait suscité de la part des autorités les remarques des plus élogieuses.

En 1862, tous les garçons pensionnaires de la rue de Lalande ont été transférés à Villenave-d’Ornon dans des lieux plus salubres. Les enfants de la  » correction paternelle  » ont connu de nouveaux locaux. Pour peu de temps : en 1870, le pénitencier fermait ses portes.

Celui de Sainte-Philomène a maintenu ses activités, jusqu’à sa fermeture par le ministère de la Justice, en 1883.

Les dispositions de la  » correction paternelle  » n’ont été supprimées qu’en 1935. Comment les autorités ont-elles pu répondre aux demandes des parents bordelais ? On ne sait, sinon qu’autres temps, autres mœurs…

Monique LAMBERT, Centre Généalogique du Sud-Ouest

 

(1) AD 33, série T, et AM Bordeaux.
(2) Visible depuis la rue des Frères-Bonies
(3) AM Bordeaux, 4 N 111 à 113
(4) AD 33, 33 Y 261
(5) AM Bordeaux, 4804 I 1
(6) Il avait pris la suite de l’abbé Dupuch, nommé premier évêque d’Alger