novembre/décembre 2011
Henri Prosper Edouard Breuil naît le 28 février 1877 à Mortain en Normandie, mais l’année suivante son père, nommé procureur de la République à Clermont-de-l’Oise, part s’y installer avec sa famille et c’est là que le futur abbé va passer son enfance. La famille avait des attaches en Picardie ; l’un de ses grands-oncles avait été l’ami de Boucher de Perthes, pionnier français de la préhistoire. Enfant de santé fragile, le jeune Henri entre en sixième comme interne à Senlis. Il s’y montre plus intéressé par l’observation de la nature que par la vie scolaire et ses résultats sont convenables, sans plus. Mais toute sa vie, il conserva un vif intérêt pour les sciences naturelles, la botanique et surtout l’entomologie, et publie nombre de notes et articles sur des papillons ou des coléoptères. Ses premiers contacts avec la préhistoire ont lieu pendant les vacances. Il fait plusieurs séjours dans la Somme au château de Bouillancourt-en-Séry, chez une tante dont le mari était cousin de Geoffroy d’Ault du Mesnil, géologue et archéologue. C’est avec ce dernier que Breuil commença un peu plus tard à se familiariser avec les dépôts pléistocènes de la Somme, riches en fossiles et en industries du Paléolithique inférieur. Il avait rêvé d’être médecin ou missionnaire, mais sa faible santé l’oblige à renoncer. Petit et malingre, il est déjà voûté, des suites d’une chute dans un escalier pendant sa tendre enfance.
En 1894, après son bac, sa santé est si préoccupante que les médecins ordonnent une année de repos. Durant cette année sabbatique, de juillet 1894 à la fin septembre 1895, il observe avec délices la nature, court les bois et les marais et prend quelques cours d’aquarelle qui lui servirent plus tard. Ce doit être alors qu’il choisit sa voie : il sera prêtre et homme de science. En octobre 1895, il entre pour deux ans au petit séminaire d’Issy-les-Moulineaux, dépendant de Saint-Sulpice de Paris. C’est là qu’un de ses maîtres, l’abbé Guibert, l’encourage à l’étude des sciences naturelles et lui enseigne, déjà, la théorie de l’évolution. Dans la vie et l’orientation du futur abbé Breuil, son rôle va être capital. Il lui fait lire les travaux de Gabriel de Mortillet sur la Préhistoire et l’encourage à suivre son exemple : » il y a beaucoup à faire en Préhistoire, vous devriez vous y attacher « . À Issy encore, Breuil partage la chambre du futur chanoine Jean Bouyssonie, originaire de Brive, qui en 1908 avec deux autres prêtres, son frère Amédée et l’abbé Louis Bardon, découvrira les restes de l’homme néandertalien de La Chapelle-aux-Saints, en Corrèze. Toute leur longue vie, Bouyssonie et Breuil restèrent liés d’amitié.
Ces dernières années du XIXe siècle marquent le début d’une période faste pour l’archéologie préhistorique. En 1895, dans la grotte de la Mouthe, aux Eyzies, des gravures sont aperçues dans une galerie que le propriétaire venait de déblayer. émile Rivière, consulté, les juge authentiques, mais la découverte ne trouve guère d’écho. Breuil est chargé, un peu plus tard, de reproduire ces gravures contre une modeste rémunération. L’année suivante, dans la grotte de Pair-non-Pair en Gironde, François Daleau voit apparaître sur la paroi des figurations animales gravées, jusqu’alors masquées par les dépôts préhistoriques qu’il avait fouillés les années précédentes. On tient enfin la première preuve indiscutable de l’authenticité de l’art paléolithique. En 1902, le congrès de l’Association française pour l’Avancement des Sciences, à l’issue d’une visite à la Mouthe, reconnaît enfin l’existence de l’art quaternaire, mais il y aura encore bien des dénis, des critiques virulentes et des disputes homériques avant que cet art trouve enfin sa place dans le patrimoine de l’humanité. Au cours de l’été 1897, Jean Bouyssonie invite son ami Breuil à Brive. Ce premier voyage dans le Sud-Ouest lui fait découvrir Les Eyzies, où il rencontre Denis Peyrony. Il visite ensuite les fouilles en cours à Pair-non-Pair, à Brassempouy, au Mas d’Azil et la grotte de Gargas. édouard Piette, fouilleur entre autres de Brassempouy, l’invite dans sa propriété de Rumigny dans les Ardennes et lui fait découvrir les splendeurs de sa collection d’art mobilier paléolithique, aujourd’hui exposée au Musée d’Archéologie Nationale. Pour le compte de Piette – et moyennant finances – Breuil en dessine une bonne partie et séjourne régulièrement à Rumigny jusqu’à la mort de Piette en 1906.
En octobre 1897, Henri Breuil entre pour trois ans au grand séminaire de Saint-Sulpice à Paris et en même temps s’inscrit à la Faculté des Sciences. Les vacances de ces années-là sont bien remplies. En 1898, un nouveau tour de France le ramène aux Eyzies où il participe aux fouilles de Cro-Magnon et de La Madeleine. En 1899, il passe en Angleterre où il étudie les séries préhistoriques de provenance française des collections de John Evans et du British Museum. En 1900, il fouille à Sorde-L’Abbaye dans les Landes et à l’abri Dufour en Corrèze. Ordonné prêtre la même année, que va-t-il devenir ? Être curé de paroisse ne le tente pas. Compréhensif, l’évêque de Soissons lui accorde une dispense de quatre ans… tacitement renouvelée pendant toute la longue vie de Breuil. Pendant ce temps, il obtient en 1903 une licence ès sciences naturelles, couronnement de son cursus universitaire puisque jamais il n’entreprit de thèse de doctorat. Mais comment vivre quand on ne perçoit aucun salaire ? C’est là que ses talents de dessinateur vont lui être fort utiles. Dans ses voyages et ses visites sur les chantiers de fouille, il a coutume d’emporter avec lui quelques échantillons de ses dessins à la plume et de ses aquarelles, deux domaines où il excelle. Un temps, il s’arrange pour subsister et poursuivre ses recherches tout en restant, en quelque sorte, en marge : prêtre sans paroisse, intellectuel sans poste officiel, il voyage et travaille continuellement au gré d’invitations et de missions diverses, on dirait aujourd’hui de vacations ou de contrats précaires. Grâce à d’Ault du Mesnil, il est chargé d’inventorier, classer et dessiner une série d’objets de l’âge du Bronze du bassin de la Somme. Ce travail qu’il juge fastidieux est publié en plusieurs livraisons entre 1900 et 1907 dans L’Anthropologie. Totalisant 105 pages et 115 planches, modèle de sobriété et de rigueur scientifique, cette œuvre de jeunesse ne mérite pas le peu d’intérêt que lui accorde l’abbé. Son travail reste une base documentaire irremplaçable, bon nombre de ces bronzes ayant disparu lors des deux dernières guerres.
Entre temps, des découvertes capitales ont marqué ce début du XXe siècle : en 1901, la même semaine voit la découverte de deux sites prestigieux d’art préhistorique : les grottes des Combarelles et de Font-de-Gaume, aux Eyzies. Le nom de Breuil y reste attaché, comme à bien d’autres découvertes qui vont suivre. Il passe de longues heures dans l’obscurité des cavernes, déchiffrant et copiant au trait ou à l’aquarelle les nombreux signes et figures gravés ou peints sur les parois. En 1902, émile Cartailhac, grand préhistorien toulousain, longtemps sceptique à l’égard de l’art préhistorique, l’engage à reproduire les figures polychromes de la grotte de Marsoulas, puis l’entraîne en Espagne où l’authenticité des peintures de la caverne d’Altamira est fortement contestée. L’un et l’autre ont peu d’argent. Breuil consacre à l’expédition les 400 francs (or) qu’il a obtenus de Piette pour ses dessins ; Cartailhac réussit à obtenir 500 francs de Salomon Reinach. La mission dura plusieurs semaines. Dans des conditions difficiles, éclairé à la bougie et allongé sur des sacs remplis de fougère (car l’admirable plafond aux bisons est alors une voûte basse) l’abbé réalise quelques-uns de ses plus beaux relevés de peintures pariétales, au pastel et non à l’aquarelle car la grotte est trop humide. Plus question ici de relevé direct sur un calque plaqué sur la paroi : la couleur, écrira-t-il, est à l’état de bouillie. Le long dialogue de l’abbé Breuil avec l’art paléolithique vient de s’engager. Bien plus tard, il put écrire que dans l’obscurité, avec sa lampe, déchiffrant et copiant, il a passé plus de 700 jours de sa vie dans soixante-treize cavernes de Dordogne, des Pyrénées, de Cantabrie, du Lot, du sud-est de la France, de Castille, d’Andalousie et du sud de l’Italie. Parallèlement, un autre dialogue vient aussi de s’amorcer : les relevés de Breuil sont tombés sous les yeux du jeune Pablo Picasso ; saisi, il vient lui aussi voir Altamira…
La bataille de l’art préhistorique est encore loin d’être gagnée, mais déjà l’abbé entame un nouveau combat. Si l’art préhistorique l’attire irrésistiblement, il sait qu’on ne peut séparer l’art des grottes (ou des abris) et les objets de pierre taillée, d’os ou de bois de renne, œuvre probable des mêmes groupes humains. La fouille de gisements stratifiés permet de reconstituer la chronologie relative de ces objets ; c’est très rarement possible pour ce qu’on nomme alors l’art des cavernes. L’une doit éclairer l’autre. Au petit séminaire d’Issy, l’abbé Guibert suggérait à son jeune élève de s’attaquer à la question. Cette même année 1902, à Périgueux, dans un congrès scientifique, Breuil présente deux communications très remarquées. L’une esquisse une chronologie stylistique de l’art préhistorique. L’autre remet en cause la classification du Paléolithique supérieur de G. de Mortillet. Henri Breuil n’a que vingt-cinq ans. Déjà en première ligne dans les combats autour de l’art préhistorique, il vient d’engager ce qu’on appellera » la bataille de l’Aurignacien « . Il est difficile de résumer en quelques lignes l’enjeu et les épisodes de cette bataille. Dans le Paléolithique supérieur (Quaternaire récent), période où les Néandertaliens sont remplacés en Europe par les Homo sapiens, Mortillet n’avait d’abord reconnu que deux subdivisions chronologiques : le Solutréen et le Magdalénien. Les fouilles en cours – celles de Piette entre autres – révélaient une complexité plus grande. On avait tenté de réintroduire l’Aurignacien – d’après les fouilles du précurseur Lartet à Aurignac, en Haute-Garonne – mais intercalé par erreur entre Solutréen et Magdalénien. Le mérite de Breuil fut de le redéfinir et de le remettre à sa vraie place, antérieure au Solutréen. En 1906, au congrès international de Monaco, l’Aurignacien va être accepté comme nouvelle subdivision du Paléolithique supérieur » à la suite d’une communication de M. l’abbé Breuil, à qui l’on doit des observations décisives sur la position stratigraphique et les caractères de cette phase ancienne de l’époque du Renne « , comme l’écrit alors Joseph Déchelette. Breuil vient de gagner la bataille de l’Aurignacien. Elle aurait fait un mort, Girod, défenseur obstiné de la classification de Mortillet et opposant violent aux idées de Breuil, décédé subitement quelques mois plus tard. Les subdivisions du Paléolithique supérieur que l’abbé publie en 1912 est republié presque sans retouches en 1937. C’est, au moins jusqu’aux années 60, la base de la classification des industries de cette période.
La Providence devait veiller sur le destin et la carrière de l’abbé Henri Breuil. En 1906 d’abord, il obtient un poste de privat-docent à l’Université catholique de Fribourg, en Suisse, pour enseigner la préhistoire et l’ethnologie. Mais surtout, il va faire une rencontre décisive, celle d’Albert Ier, prince de Monaco, avec qui Cartailhac le met en contact. Ce prince intelligent, passionné de science, consacre ses loisirs – et une partie de l’argent de la prospère industrie des jeux de Monte Carlo – à l’océanographie d’abord, bientôt aussi à la paléontologie humaine et à la préhistoire. Déjà, la fouille des grottes de Grimaldi, sur les terres de la principauté, et les sépultures d’hommes de Cro-Magnon qui y ont été découvertes l’avaient sensibilisé à ces recherches. Il y a lui-même participé. Les découvertes de grottes ornées achèvent de le convertir. C’est grâce à lui que paraissent en couleur, en 1908, les images tirées du » lourd carton de pastels » rapporté d’Altamira par Breuil et Cartailhac. C’est encore à Monaco, avec l’aide des fonds octroyés par le prince, que sont publiés par la suite, en 1912, les magnifiques volumes sur l’art des grottes cantabriques. Après la découverte de la caverne d’El Castillo en 1903, Breuil a entrepris dans l’étonnant massif pyramidal du même nom, près de Puente-Viesgo, des relevés dans de nouvelles cavités ornées comme La Pasiega en 1911; d’autres suivirent. Certaines, comme Altamira ou El Castillo, recèlent aussi des dépôts stratifiés, remontant parfois à des périodes beaucoup plus anciennes de la préhistoire. D’autres découvertes, toujours en Espagne, révèlent un art schématique bien plus récent, exposé à la lumière du jour dans des abris peu profonds. C’est encore Albert Ier qui subventionne les travaux de l’équipe réunie autour de Breuil. En 1909, le prince demande à l’abbé d’être son guide à Altamira. Il a déjà mis sur pied le projet de création à Paris d’un organisme consacré à la recherche sur les origines de l’Homme : c’est l’Institut de Paléontologie Humaine. Officiellement créée en 1910, cette fondation monégasque ne dépend pas de l’administration française. L’abbé y occupa la chaire d’Ethnologie préhistorique. Moyennant deux conférences par semaine et l’encadrement de quelques étudiants de son choix, il va disposer enfin d’un salaire, de frais de mission, d’un bureau et d’un laboratoire.
L’Institut de Paléontologie Humaine (IPH) devait ouvrir en 1914, mais la guerre va contrarier ces plans. L’achèvement de l’immeuble construit pour l’abriter et la mise en place des structures prévues pour son fonctionnement doivent attendre l’année 1920. Cela n’arrête point l’abbé Breuil. Les découvertes ne cessent de s’accumuler, et avec elles les voyages et les travaux. Les publications se succèdent. Après Font de Gaume en 1910, ce sont entre autres les cavernes cantabriques en 1912, La Pasiega en 1913, La Pileta, dans le sud de l’Espagne près de Malaga, en 1915. Et dans le même temps, on découvre coup sur coup de nouvelles grottes ornées, et non des moindres : en Ariège, Niaux en 1906, le Tuc d’Audoubert en 1912, les Trois-Frères en 1916. Quand la guerre éclate, les ecclésiastiques sont souvent intégrés dans le corps des infirmiers militaires. L’abbé, âgé déjà de trente-sept ans, gagne le Sud-Ouest. Il y passe quelque temps comme infirmier de la clinique psychiatrique du Castel d’Andorthe que le Dr. Gaston Lalanne, inventeur de la Vénus de Laussel, avait ouverte près de Bordeaux, une clinique. En fait, Breuil ne s’occupe pas des malades de la clinique ; il met à profit ce temps pour examiner les collections de préhistoire du Dr. Lalanne, que son ami l’abbé Jean Bouyssonie va étudier et dessiner par la suite. Il s’intéresse aussi à l’Azilien du littoral nord-médocain de la collection G. Lalanne et à celui du Bourdiou à Mios dont le Dr. Peyneau lui a soumis le mobilier. De là, il passe en Espagne où l’attendent de nouvelles aventures.
Depuis son expédition de 1902 avec Cartailhac, puis grâce aux subsides accordés par Albert Ier de Monaco, l’abbé avait sillonné à cheval, à dos de mule ou à pied, seul, avec des muletiers ou avec quelques amis ou collègues, plusieurs régions d’Espagne encore reculées et sauvages, qu’il parcourait armé d’un pistolet. Dormant dans des abris de fortune, étables, simples huttes, ou profitant de l’hospitalité des presbytères ou des couvents, nageant à peu près nu dans des torrents pour se rafraîchir dans la chaleur torride, sa vie d’alors ressemble plutôt à un roman picaresque qu’à une mission scientifique officielle. Au début de la guerre de 1914, il parle l’espagnol populaire et truculent appris de ses muletiers et se débrouille aussi en anglais. C’est sans doute pour cela qu’il est incorporé dans les services auxiliaires français, et affecté au bureau de l’attaché naval de l’ambassade de France à Madrid. Principale mission : servir de passeur pour les dépêches secrètes échangées entre notre ambassade à Madrid et la base navale britannique de Gibraltar. Depuis Algésiras, des espions allemands – dont le futur amiral Canaris – surveillent les mouvements de la flotte des Alliés et des navires des pays neutres. L’Allemagne compte sur les réticences des Espagnols, et du roi d’Espagne lui-même, vis-à-vis de la France (à cause de l’invasion des armées de Napoléon) et de l’Angleterre (à cause de l’occupation de Gibraltar). Les services alliés du contre-espionnage se heurtent donc à une certaine résistance, active ou passive. Lors de ses allers et retours entre Madrid et Gibraltar, l’abbé Breuil en mission trouve encore le moyen de prospecter. L’été 1917, déguisé en matelot, il observe du pont d’une felouque la côte méditerranéenne, d’Ibiza à Denia et Calpe, fouillant du regard les nombreuses grottes qui s’ouvrent dans les falaises littorales. Muni de son passeport diplomatique, il tente sans succès d’explorer les cavités du rocher de Gibraltar où aucune recherche n’avait été entreprise depuis la découverte d’un crâne néandertalien en 1848. Il y reprit des fouilles dès la fin de la guerre sans mettre au jour de nouveau fossile humain, mais c’est à son instigation que son élève Dorothy Garrod y découvrit plus tard un second crâne d’homme de Néandertal.
À partir de 1920 et de sa prise de fonction à l’IPH, l’abbé Breuil est assailli par de nouvelles questions, cette fois sur les périodes anciennes de l’histoire de l’humanité. Le directeur de l’Institut, Marcellin Boule, est aussi titulaire de la chaire de Paléontologie humaine au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Les deux hommes ne s’entendent guère, mais peut-être les orientations données par Boule aux travaux de l’institut ramènent-elles sur ces questions l’attention de Breuil. De toutes façons, depuis ses premières prospections avec d’Ault du Mesnil dans les ballastières de la Somme, l’abbé n’avait pas cessé de s’y intéresser. En 1904, à Amiens, il avait connu Victor Commont, dont les observations allaient à l’encontre de la chronologie trop courte proposée par Boule pour ces dépôts, et de sa classification des vieilles industries qu’on y récoltait, les bifaces en particulier. Pour Breuil, un nouveau champ de recherche s’ouvre. Avant de construire une nouvelle chronologie, il faut d’abord, comme l’ont fait les naturalistes pour les plantes ou les insectes, établir un classement taxinomique des outils, décrire et hiérarchiser leurs caractères, déterminer lesquels sont régulièrement associés et lesquels s’excluent. L’abbé observe et décrit ; ses dessins rapides, mais précis, illustrent le classement typologique proposé. Toutefois, comme il ne s’agit pas d’objets naturels, mais faits de la main de l’homme préhistorique, la typologie ne suffit pas. L’analyse technologique doit intervenir pour tenter d’en retracer les étapes de fabrication et de reconstituer les schémas mentaux et moteurs mis en jeu dans cette suite d’opérations coordonnées. Par ailleurs, la préhistoire, partie intégrante de l’histoire de l’humanité – même si elle se définit comme une histoire sans textes – ne peut évacuer la dimension temporelle, consubstantielle à toute histoire. La première moitié du XXe siècle ne dispose pas encore de méthodes physiques de datation. Force est donc d’établir des corrélations, les plus précises possibles, entre les fossiles humains et leurs industries, d’une part, et des phénomènes géologiques à grande échelle : glaciations, déglaciations, interglaciaires, stades, interstadiaires, hauts et bas niveaux marins, d’autre part. L’abbé Breuil part à la recherche des dépôts pléistocènes susceptibles de recéler des vestiges d’industries et des restes osseux du Paléolithique ancien. Il ira les traquer un peu partout, de l’Europe à l’Afrique du Sud et à l’Extrême-Orient.
Depuis très longtemps, la préhistoire de l’Afrique l’attirait. Sa première visite en Afrique du Sud a lieu en 1925, à l’invitation du général Hertzog, premier ministre. Sa mission, financée par la France et l’IPH, dure trois mois, avec un programme chargé. Il parcourt plus d’un millier de kilomètres, examine des collections d’industries archaïques sur galets et parcourt plusieurs vallées à la recherche de dépôts très anciens. En partant, il remet au général Hertzog un rapport soulignant l’importance de l’Afrique du Sud pour la préhistoire et préconisant la création d’un organisme de recherche dans le pays, ce qui est fait quelques années plus tard. Il rapporte aussi près de quatre tonnes de » cailloux » à étudier, à la fureur de Marcellin Boule qui refuse de les recevoir à l’IPH (hébergés un temps au Muséum, ils seront déposés plus tard au Musée de l’Homme). En 1929, une chaire de Préhistoire se crée au Collège de France ; c’est bien entendu l’abbé Breuil qui l’obtient. Il l’occupa assez peu cependant, emporté par cette fièvre de recherches qui l’anime depuis ses débuts.
En Chine, près de Pékin, à Choukoutien, le Dr. Pei vient de découvrir en 1928 les restes fossiles d’un très ancien représentant de la lignée humaine, le Sinanthrope. Un élève français de Marcellin Boule se trouve alors en Chine. Il devient plus tard célèbre : il s’appelle Pierre Teilhard de Chardin. Géologue et paléontologiste, Teilhard se trouve alors en Chine où il étudie le Paléolithique ancien. À vrai dire, ce père jésuite inquiète ses supérieurs par les idées philosophiques qu’il a commencé à exposer au public. On a jugé préférable de l’éloigner, en lui interdisant d’enseigner et de publier sur tout sujet sortant des strictes limites de la science. Les liens des Jésuites avec la Chine remontent au moins au XVIe siècle. Ils ont eu de l’influence à la cour impériale et joué un rôle majeur dans la transmission des innovations techniques et des idées occidentales. Ils se sont beaucoup investis pour tenter de convertir les Chinois au catholicisme. Teilhard est pessimiste sur les chances d’y parvenir. Il n’apprécie guère la mentalité chinoise, trop terre-à-terre à ses yeux. Plus généralement, la Chine, ses paysages, ses maisons et ses habitants semblent l’ennuyer prodigieusement. L’abbé Breuil en revanche apprécie les Chinois, leur cuisine, leur bon sens et aussi leur art. Il se constitue une petite collection de jades, de porcelaines et de peintures ; de retour à Paris, il les fait volontiers admirer à ses visiteurs.
Aussi différents par leur physique (don Quichotte et Sancho Pança, raillaient certains de leurs contemporains) que par leur attitude à l’égard de la doctrine et des autorités religieuses, Breuil et Teilhard ont-ils échangé des idées sur ce grave sujet ? Rien en tout cas n’en a filtré au dehors. Interrogé un jour sur ce qu’il pensait des idées de Teilhard de Chardin, l’abbé, toujours prudent dans ses propos et ses écrits en matière de religion, répondit à peu près ceci : » il est jésuite, et moi prêtre séculier ; ce n’est pas pareil. Pour moi, religion et science sont deux choses distinctes et séparées. Elles sont parallèles. Elles ne se touchent pas. » Cette volonté affirmée de l’abbé Breuil de ne pas mélanger la foi avec la connaissance scientifique ne semble pas inspirée par le seul souci d’éviter des problèmes avec les autorités religieuses. C’est une règle de conduite avec laquelle il n’a jamais transigé, d’un bout à l’autre de sa vie. En tant que prêtre, même si sa vie bien remplie laissait peu de place aux dévotions, on l’a vu dire la messe (en particulier en Afrique du Sud, en plein bush, spontanément, à l’annonce de la mort du maréchal Smuts). Il a marié quelques amis, baptisé des enfants, dit les dernières prières près du lit de mort du père du directeur du Musée de l’Homme. Pendant la deuxième guerre mondiale, il a même prononcé des sermons sur Jeanne d’Arc. Mais avec cela, ni intolérance, ni prosélytisme. À quelqu’un qui trouvait extraordinaire qu’il n’ait pas converti au catholicisme celle qui fut sa fidèle secrétaire et collaboratrice pendant près de trente-cinq ans, Miss Mary Elizabeth Boyle, elle avait répondu : Mais pourquoi? Moi non plus je ne l’ai pas converti au protestantisme ! Proclamé » pape de la préhistoire » mais demeuré simple abbé, Breuil ne pouvait manquer de s’interroger sur le rôle éventuel de la religion dans les comportements et l’art des hommes préhistoriques. Son attitude est celle d’un ethnologue, et non d’un ministre du culte. Il ne professe pas, comme d’autres, la théorie d’un monothéisme primitif. Il cherche dans les témoignages des ethnologues des comparaisons possibles pour certaines figurations d’humanoïdes masqués et travestis, ou pour les scènes – rares dans l’art paléolithique – comme celle du puits de Lascaux ou le panneau de la grotte des Trois-Frères, avec le » sorcier » musicien autour duquel les animaux semblent s’être assemblés. Il invoque les techniques d’approche, les rites de chasse, les cérémonies secrètes, pratiques largement répandues chez les peuples chasseurs. Il rapproche le traitement de certains restes humains préhistoriques, en particulier des crânes isolés et privés de leur mandibule, du culte des crânes observé dans différentes ethnies. Il envisage aussi un culte de l’ours, à l’instar de celui de peuples sibériens qui pratiquent le chamanisme. Il n’y a rien de dogmatique dans ce recours de Breuil à l’ethnologie. Sa documentation paraît assez bonne et il l’accroît au fil des années par ses contacts avec des ethnologues, sa familiarité avec les collections du Musée de l’Homme à partir de 1937, et ses propres observations au cours de ses voyages lointains.
Teilhard de Chardin vient voir Breuil à l’IPH pour l’entretenir des trouvailles de Choukoutien. Ils se sont revus plusieurs fois et, malgré leurs différences, ils s’entendent assez bien. Sur invitation officielle de la Chine, une expédition est organisée. Financée par la fondation Rockfeller, elle a lieu en octobre 1931. Lorsque l’abbé arrive à Choukoutien, une nouvelle découverte est annoncée : des charbons et des cendres, suggérant que le Sinanthrope aurait déjà possédé la maîtrise du feu. Breuil s’attache à l’étude de l’industrie associée, des outils sur galet. Teilhard de Chardin ne se trouve pas alors en Chine. Il participe à l’épopée de la Croisière Jaune, Citroën-Centre-Asie. Mais quand l’abbé Breuil retourne en Chine en 1935, Teilhard cette fois l’accompagne. De Choukoutien, ils se rendent dans la lointaine Mandchourie, où l’abbé étudie encore des industries anciennes de pierre taillée. Changeant d’époque, à leur retour à Pékin, ils explorent les treize tombes de la nécropole des empereurs Ming. Mais ce n’était pas la fin de leurs communes aventures.
En 1922, Teilhard de Chardin, revenant de Chine, avait fait la connaissance d’Henri de Monfreid, le célèbre aventurier, trafiquant, marchand d’esclaves et chercheur des trésors de la mer Rouge. Durant l’hiver 1928-1929, sur les conseils de Monfreid qui connaissait ces régions mieux que personne, Teilhard avait entrepris des prospections en Somalie et en Abyssinie, notamment sur le plateau du Harrar. Il y avait reconnu des outillages de pierre taillée, dont certains peut-être contemporains ou plus anciens que ceux d’Europe. Il avait aussi découvert des figurations schématiques peintes dans une grotte difficile d’accès. Il mit Breuil en relation avec Henri de Monfreid, qui se proposa comme guide pour une expédition pionnière dans ces régions désolées et encore peu explorées de l’Afrique. Elle eut lieu en février et mars 1933. À Djibouti, Monfreid fit embarquer à bord de son voilier l’abbé Breuil et Teilhard de Chardin, accompagnés de Paul Wernert, un fidèle de l’abbé, membre du petit groupe réuni autour de lui à l’époque déjà lointaine des relevés d’Altamira. Près d’Obok, ils découvrent des industries d’aspect ancien, bifaces grossiers et éclats d’aspect paléolithique inclus dans des terrasses anciennes. Puis l’abbé Breuil, juché sur un périlleux échafaudage de fortune à trois étages, s’attaque au relevé de peintures rupestres situées à plus de 300 m de haut, dans la falaise de Sourré. Sur cette haute roche peinte, des figurations animales – troupeaux de bœufs, buffles, félins et antilopes – se mêlent à des représentations de bergers et de chasseurs. L’abbé s’interroge. Ne serait-ce pas le signe que la culture » bovidienne » soit venue de l’est par la corne de l’Afrique, passant ensuite de l’Abyssinie à la Nubie et au Hoggar ? Revenant vers le plateau du Harrar, Breuil fait le relevé des peintures schématiques de la grotte du Porc-épic que Teilhard de Chardin avait remarquées à son premier voyage. Mais une découverte inattendue se produit : l’œil infaillible de l’abbé Breuil repère, pris dans de la brèche, un fragment de mandibule qu’il juge néandertaloïde et rapporte à Paris, avec une série de documents ethnographiques déposés plus tard au Musée de l’Homme. Sur la route du retour, il fait encore un crochet par l’égypte, d’où il va visiter les lieux saints.
Les années suivantes, il continue sa quête. Au Proche-Orient, il visite les fouilles de son ancienne étudiante, Dorothy Garrod, sur le Mont Carmel. Elle y découvre à la fois des restes d’Homo sapiens et de Néandertaliens. Leur apparente coexistence suscite encore longtemps interrogations et controverses, mais aujourd’hui, la rencontre de ces deux types humains et même la possibilité de métissages semblent un fait admis par la communauté scientifique. En Italie, l’abbé Breuil se rend sur des sites occupés par l’homme de Neandertal et s’intéresse à des traces de pratiques énigmatiques, comme les boulettes d’argile lancées contre la paroi de la grotte italienne de Tana della Basura. Il s’interroge sur d’éventuelles pratiques magiques chez les Néandertaliens, comme le culte des crânes et le culte de l’ours. Il envisage également qu’ils aient pu avoir de véritables sépultures, et des rites funéraires associés, dont il croit déceler des traces à La Ferrassie, en Dordogne. Dans ce domaine, Breuil adopte de préférence l’attitude de l’ethnologue et la méthode du comparatisme. N’est-il pas, après tout, titulaire de la chaire d’Ethnologie préhistorique ? Et la préhistoire elle-même n’est-elle pas née de l’ethnologie des » primitifs « , tout autant – sinon plus – que de la géologie, particulièrement en France ? En 1936, l’abbé est à Saccopastore, en Italie, avec le baron Blanc, et c’est lui qui pointe du doigt, puis exhume un grand fragment de crâne néandertalien.
Mais l’abbé Breuil n’a pas pour autant délaissé l’art des cavernes du sud de la France. Jusqu’à un âge avancé, il ne cesse de grimper dans les rochers, se glisser dans les chatières, franchir à l’occasion les gours en costume d’Adam, se dépouillant de ses vêtements pour les retrouver secs au retour, et enfin calquer, dans les positions les plus inconfortables, les tracés qu’ont laissés sur les parois les artistes préhistoriques. De santé si délicate dans son adolescence qu’il avait dû prendre une année de repos, il est à présent presque insensible à la fatigue, à l’humidité des grottes comme à la chaleur aride du Harrar et capable de s’adapter aux conditions de voyage et de travail les plus inconfortables. Mais il lui faut encore assurer la mise au point des relevés, l’interprétation des figures, la rédaction du texte des publications. Pendant la guerre de 1914-18 et » la difficile après-guerre « , et même si Albert Ier de Monaco ne disparaît qu’en 1929, les subsides se sont faits plus rares. Le volume consacré à La grotte des Combarelles ne paraîtra qu’en 1924. Pour la publication, c’est à présent Capitan, puissant et bien placé, qui se charge d’obtenir les fonds nécessaires. L’abbé « paye » sa dette en mettant le nom de son protecteur en tête de la liste des auteurs. Alain Roussot a vu un exemplaire de ce livre, officiellement co-signé Capitan, Breuil et Peyrony, mais sur la page de garde, Breuil a écrit d’une main rageuse : » c’est moi [souligné] qui ai tout fait « . Capitan n’avait rédigé qu’une page: la préface… Mais il y a encore toutes les autres grottes ornées découvertes par la suite. Ainsi, en 1921, puis de 1930 à 1938, l’abbé Breuil va passer en tout dix mois en Ariège aux Espas, le château du comte Bégouen, à tenter de déchiffrer et reproduire les gravures enchevêtrées, » l’effroyable chevelu » de la grotte des Trois-Frères. À ce moment, écrit-il, il se trouve » littéralement noyé dans la masse de ces feuilles de décalque » que ses autres obligations professionnelles ne lui laissent plus le temps de mettre au propre. Sentant venir la seconde guerre mondiale et » craignant que les événements ne fassent perdre à jamais ce gigantesque travail de déchiffrement « , il tente de toutes ses forces, aidé de deux amis, de terminer le travail avant qu’il ne soit trop tard.
Mais pour l’heure, Breuil poursuit son rêve africain. Pendant presque deux ans, jusqu’en avril 1949, il séjourne en Afrique du Sud, et durant six mois sillonne le sud du continent, Rhodésie, Congo belge, Angola, Afrique du Sud-Ouest. C’est là qu’il a rendez-vous avec celle qu’il nommera la Dame blanche de Brandberg. La montagne granitique de Brandberg s’élève sur un plateau désert et aride de l’actuelle Namibie. Une grande fresque peinte, très haut, court sur la paroi. La Dame blanche est là, dans une alcôve. L’abbé Breuil en avait vu un croquis en 1929, puis des photos prises à sa demande en 1937. Depuis lors, il rêvait de la voir, mais n’avait jamais pu s’y rendre lors de ses précédents séjours, pour cause de troubles dans la région. Ce dessin et ces photos lui révélaient, a-t-il écrit, l’existence dans cette région d’Afrique d’un art très supérieur à celui des Bochimans. Un art dû à des populations à la peau blanche et aux cheveux roux, au nez droit ou sémitique et usant d’arcs de type nilotique, qui ont peint des centaines d’abris sous roche. La Dame est environnée d’animaux, élans, gazelles, antilopes, et de figures hybrides, mi-animaux, mi-humains, masques et/ou personnages mythiques. L’ensemble constitue probablement la plus énigmatique des peintures rupestres africaines. Breuil songe à des populations pastorales à peau blanche, de type sémite ou méditerranéen, pas africain en tout cas, venues de Méditerranée orientale ou centrale (égypte ou Crète?), en tout cas des étrangers qui auraient migré vers l’ouest, peut-être à l’âge du Bronze. Au-delà de cette interprétation, l’abbé, emporté par son enthousiasme, devient romantique. Il est positivement tombé amoureux de la Dame. Son avant-propos au Quatre cents siècles d’art pariétal, paru en 1952, s’ouvre par ce très beau texte … » celui qui vous livre cet ouvrage revient du bout de l’Afrique où l’attendait, peinte au creux d’une roche depuis des millénaires, une très ancienne jeune fille. éternellement elle y marche, jeune, belle et souple, d’une allure presque aérienne. Aux anciens jours, tous, parmi les siens, ont aussi marché pour contempler son image adorée […]. À mon tour j’ai marché pour elle, dès le jour où, par un pauvre croquis de son inventeur à bout de forces, j’ai connu son image […]. J’y ai mené d’autres compagnons […] après avoir encore rêvé à ses pieds de l’infini mystère de l’histoire des migrations antiques. » Des iconoclastes ont dit depuis que cette Dame… serait un homme. On espère que l’abbé Breuil n’entendit jamais ces propos.
Il retourne encore en Afrique du Sud en 1950-51 pour un quatrième et dernier voyage. Juillet 1950 le voit aux pieds de la Dame blanche, qu’il a la satisfaction de voir protégée contre d’éventuelles dégradations. Il aurait aimé finir les relevés de quelques figures laissées en attente lors de son précédent séjour, mais ses forces le trahissent. Il ne peut plus escalader les rochers jusqu’aux figures peintes. Il a maintenant soixante-treize ans. L’âge et les fatigues de ses années de dur travail commencent à peser. Il rapporte pourtant en France 500 feuilles de relevés d’art rupestre et une collection d’outils sur galet des hautes terrasses du Vaal. Il se rend encore l’année suivante en Afrique du Nord. Il aurait souhaité aller voir Lhote et son équipe faire leurs relevés d’art rupestre au Tassili en 1956 et 1957, mais il est à présent trop âgé. Il peut cependant aller au sud d’Oran voir des gravures préhistoriques. Il fit encore plusieurs voyages à l’étranger et en France. Mais c’est vers le Périgord que le ramène la découverte des figurations pariétales de la grotte de Rouffignac, en 1957. La » guerre des Mammouths » est déclarée. Des affrontements ont lieu entre les inventeurs toulousains et ceux qui refusent de croire à l’authenticité de figures qu’ils n’ont pas su voir, ou qu’ils ont vues mais pas signalées les premiers. Tel un deus ex machina, Breuil met fin à la querelle. Son verdict est sans appel. Rouffignac est authentique. C’est un grand site d’art préhistorique. Pendant ses dernières années, le prestige de l’abbé est devenu immense. On le mesure à ce qu’écrit alors dans Le Monde Bertrand Poirot-Delpech, futur académicien. Il invoque » l’autorité suprême qu’est l’abbé Breuil, membre de l’Institut et président de la commission supérieure de préhistoire « . Et c’est chargé d’honneurs que le 14 août 1961, Henri Breuil va s’éteindre à l’âge de 84 ans dans sa maison de campagne de l’Isle-Adam, près de Paris. Il laisse de très nombreux articles – près de mille dit-on – dispersés dans des publications françaises et étrangères, des ouvrages monumentaux, une correspondance abondante et des notes, vraies mines de renseignements, mais difficiles à exploiter, vu l’écriture presque indéchiffrable de l’abbé.
Son œuvre est si ample et porte sur des domaines si différents qu’il ne serait guère possible d’en dresser un bilan. Elle a inévitablement vieilli. Les recherches ultérieures ont échafaudé d’autres classifications, étiré la chronologie, exhumé de nouveaux » chaînons manquants « , complexifié plutôt que résolu certains des problèmes auxquels il s’était attaché. C’est peut-être sur la partie africaine de ses recherches et sur les plus anciennes industries humaines et leurs auteurs que les outrages du temps sont le plus sensibles. Pour l’art des grottes et des abris, et même si les méthodes de relevé et de datation se sont considérablement affinées, on peut dire, sans beaucoup de crainte de se tromper, que personne encore n’est parvenu à son niveau pour la subtilité de sa compréhension des figures complexes, où l’on sent passer son incomparable familiarité avec le monde souterrain et cette façon si particulière qu’ont les images de surgir de l’obscurité et de danser dans la lumière incertaine des lampes. Dans son introduction aux Quatre cents siècles… à la fois confidence et testament spirituel, l’abbé Breuil nous transmet son message : le plus important de l’art préhistorique, c’est d’avoir été un art. La révélation qu’il doit à la Dame blanche de Brandberg, c’est » l’immense portée sociale de ces œuvres apparemment sans but pratique » qui permettent à l’homme » par le rêve, [de] franchir l’étroite barrière de l’immédiat et s’enfoncer dans ce mystérieux Cosmos des choses qui ne le regardent pas et qu’il ne saurait manger « . C’est le pouvoir et la fascination de la beauté qui ont permis à l’homme de s’élever au-dessus de sa condition animale et de maîtriser, au moins symboliquement, les forces qui l’écrasaient. Les interprétations subordonnées empruntées à l’ethnologie des peuples dits » primitifs « , rituels de chasse, magie, envoûtements… ont été balayées par les successeurs de l’abbé au profit de théories psychanalytiques auxquelles on ne semble plus aujourd’hui accorder autant de crédit qu’il y a près d’un demi-siècle. Par quoi seront-elles remplacées, car nul doute qu’elles le seront ? En matière d’art préhistorique, l’abbé Breuil n’était pas un théoricien. On devrait presque l’en féliciter. Enfin, de l’héritage qu’il nous a laissé, on ne saurait oublier la médiatisation sans précédent dont il a bénéficié à partir de sa maturité, ni qu’elle ait permis à son prestige personnel de » pape de la préhistoire » de rejaillir sur la discipline qu’il chérissait et à laquelle il a consacré toute sa vie.
Julia Roussot-Larroque
Directeur de recherches honoraire au CNRS,
PACEA, UMR 5199 CNRS, Université de Bordeaux 1
et membre de la Société archéologique de Bordeaux