janvier/février 2016
Dans les années 1961-1968, le signataire de ces lignes était étudiant à l’université de Bordeaux, partageant ses enseignements entre la nouvelle faculté des sciences de Talence (prenant alors les jours correspondants un autocar surchargé à l’angle de la place Pey-Berland et du cours d’Alsace-Lorraine), et l’ancien immeuble universitaire du cours Pasteur, devenu depuis lors le musée d’Aquitaine, bâtiment alors partagé entre les deux facultés des lettres et des sciences. La séparation entre ces deux établissements était alors virtuellement assurée, dans le hall, par le gisant de Michel Eyquem, ancien maire de Bordeaux, seigneur de Montaigne, provenant de l’ancienne chapelle des Feuillants détruite dans les années 1900, et actuellement entreposé dans l’une des salles du Musée depuis la réaffectation de l’immeuble. Dans la mesure où le suivi de mes cours en laissait le temps, je suivais avec assiduité les manifestations culturelles organisées dans les différents domaines à Bordeaux.
Pour un jeune avide de savoir et d’enrichir sa culture, les sources étaient multiples dans la capitale girondine. Les conférences d’histoire de l’art créées dans l’une des ailes du musée des Beaux-Arts à l’initiative du volubile Jean-Gabriel Lemoine, conservateur du musée des Beaux-Arts et frère du fondateur du quotidien Sud-Ouest, Jacques Lemoine, étaient très suivies. Le public était captivé par les conférences de François Georges Pariset, le découvreur du peintre Georges de La Tour, du professeur Marcadé qui leur apprenait à distinguer les sculptures grecques des époques classique et hellénistique, du conservateur du musée d’Aquitaine Louis Valensi, ou les remarques de Louis Desgraves, conservateur de la bibliothèque municipale. À cette époque, le Mai Musical représentait un événement majeur dans la vie bordelaise, le public pouvait à cette occasion et à son choix écouter l’un des derniers concerts dirigés à l’âge de 84 ans par le maître Paul Paray ou admirer des spectacles de ballet. En dehors de la période du Mai pouvaient être organisés des spectacles de variétés, comme celui durant lequel il me fut possible d’apprécier la qualité de la diction de l’interprète de La complainte de la Butte, Cora Vaucaire. Au terme du spectacle, le président Jacques Chaban-Delmas regagnait d’un pas rapide sa voiture qui l’attendait en bas des marches (en bousculant parfois involontairement dans sa précipitation tel ou tel spectateur descendant l’escalier – dont nous-mêmes -, ce qui donnait alors lieu à des assauts réciproques d’urbanité et de courtoisie). Un jour où nous visitions, en 1963, le Muséum d’Histoire naturelle qui venait de rouvrir après une longue période de travaux, nous eûmes la surprise de l’y rencontrer en compagnie du professeur Michel Vigneaux, qui en était à l’époque le directeur et lui en faisait visiter les nouveaux aménagements ; il avait alors admiré les dimensions générales et celles des défenses de l’éléphant naturalisé situé au pied de l’escalier.
Il existait alors deux pôles incontournables dans la vie culturelle bordelaise, les deux seules galeries de peinture existant dans l’agglomération, » L’Ami des Lettres « , rue Jean-Jacques Bel, propriété des demoiselles Duverger, et la magnifique » Galerie du Fleuve « , cours du Chapeau Rouge (fig. 1), maintenant devenue un restaurant, qui appartenait à une mécène passionnée, Madame Henriette Bounin. En cas d’absence, elle se faisait remplacer par deux amies, deux dames veuves de la bourgeoisie bordelaise et de haute culture, Mesdames Jeanne Flaugergues (fig. 2) et plus rarement Madame Paulette Sabourin (fig. 3), demeurant respectivement rue Mondenard et cours de l’Intendance. Pendant quelque temps, l’accueil fut aussi assuré par Mademoiselle Geneviève Thieulleux, qui devait devenir peu après la première conservatrice du musée de la Résistance, d’abord dans son premier emplacement cours d’Albret, puis à son adresse actuelle place Jean-Moulin. Geneviève Thieulleux avait conçu ce musée selon son inspiration et son esprit d’initiative, s’était attachée à en enrichir les collections, et elle le considérait comme son œuvre ; elle en proposait une visite guidée personnalisée à chaque visage connu qu’elle apercevait dans les salles (nous y eûmes droit cours d’Albret et place Jean-Moulin). Elle fourmillait de projets en vue du développement futur, mais le destin ne lui a pas permis de les mener à terme, puisqu’elle fut emportée quelques années plus tard et encore jeune par une maladie alors incurable.
Les jours de vernissage, les deux galeries étaient le rendez-vous du tout-Bordeaux. Le président Chaban-Delmas s’y faisait représenter par le maire-adjoint à la culture et aux beaux-arts, le très affable avocat Jacques Fonade. Après la disparition subite de ce dernier, il fut remplacé par un truculent conseiller municipal, lui aussi avocat, Robert Dufourg, membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux et spécialiste entre autres des armées napoléoniennes. On y croisait de temps en temps le député Jean Valleix. Parmi les habitués les plus assidus figuraient Madame Pintat, épouse du député-maire de Soulac, le commissaire-priseur maître Barincou, la cantatrice Madame Balguerie, l’ancien directeur du Théâtre Français, Kléber Harpain et son épouse (fig. 4), l’écrivain Michel Suffran tout auréolé de la gloire que lui avait value la publication récente de son ouvrage Sur une génération perdue, les professeurs de l’école des Arts Appliqués de Caudéran, Mademoiselle Paulette Expert et Monsieur Pallis dont les moustaches mimaient à s’y méprendre celles de Salvador Dali.
L’un des visiteurs les plus réguliers était le préfet IGAME de la région d’Aquitaine, Gabriel Delaunay, qui s’attardait longuement à la Galerie du Fleuve les soirs de vernissage ; les bureaux préfectoraux étaient alors situés rue Esprit des Lois, il lui suffisait dès lors de traverser la place de la Comédie. Après quoi, il regagnait à pied, en toute simplicité et en toute modestie, sans escorte et son petit porte-document sous le bras, son logement situé dans ce qui est toujours actuellement l’hôtel préfectoral, rue Vital-Carles, en empruntant les rues Sainte-Catherine et Porte-Dijeaux. Je l’y croisais parfois le soir en sortant de mes cours et, lorsqu’il n’était pas trop pressé, il s’arrêtait parfois pour me demander de mes nouvelles, n’ayant pas oublié qu’il avait été le supérieur hiérarchique de mon père pendant la Résistance ; j’avoue que j’étais alors sensible à la simplicité de cet homme, le tout puissant représentant de l’état dans la région Aquitaine, et qui n’hésitait pas à venir échanger quelques mots avec un jeune étudiant. Après mon départ pour Paris, il m’invita en 1976 à venir le rencontrer au salon des écrivains Combattants, organisé dans les salons du magazine Jours de France au rond-point des Champs-élysées, me dédicaça son autobiographie Le petit Chouan, son ouvrage le plus connu Les feuillets du temps volé et me présenta à son voisin de table, l’ancien président du Sénat Gaston Monnerville. Après être resté en leur compagnie, j’ai traversé l’allée pour saluer une charmante vieille dame qui leur faisait face, l’auteur audomaroise en 1922 de l’un des » best-sellers » de l’Entre-deux-guerres, Les dames aux chapeaux verts, Germaine Acrémant, à qui j’ai fait ostensiblement plaisir en lui apprenant qu’elle avait été la romancière favorite de ma mère perdant son adolescence. J’ai conversé avec elle durant une vingtaine de minutes, durant lesquelles elle m’a commenté son nouvel ouvrage Chapeaux verts, chapeaux gris (fig. 5), avant de laisser à la place à un autre de ses admirateurs venu lui aussi lui présenter ses hommages, le ministre en exercice Michel Poniatowski. Par la suite, après le départ en retraite de Gabriel Delaunay, nous nous sommes encore périodiquement rencontrés, puisque lorsque je revenais à Bordeaux nous fréquentions le même marchand de journaux, rue Fondaudège (fig. 6).
[…] Suite de cet article au numéro suivant.
Jean-Loup D’HONDT
Directeur de recherche honoraire au CNRS
Administrateur de la Société Linnéenne de Bordeaux
Président de la Société zoologique de France.
(1) Ce texte reprend, en développant brièvement certains de ses aspects, l’allocution de l’auteur lors de la réception à la mairie de Bordeaux le 17 septembre 2015, à l’occasion de la réception des participants aux Journées Zoologiques organisées conjointement par la Société zoologique de France et la Société Linnéenne de Bordeaux, Journées placées sous la présidence d’honneur de Mme le professeur Maria Balsamo, en réponse aux paroles de bienvenue prononcées par M. Benoît Martin, Conseiller municipal délégué à l’animation du Patrimoine et aux Monuments historiques.