mars/avril 2016
Une autre grande figure du tout-Bordeaux de l’époque était la romancière et poétesse bordelaise d’origine antillaise, créole, Alice Héliodore-Gallienne (fig. 7), membre de l’Académie Montesquieu, dont j’ai fait la connaissance juste quatre ans avant sa disparition, au moment de la publication de son recueil poétique le plus connu, Hommages (fig. 8), un recueil de poèmes dont chacun était dédié à l’un des habitués des galeries de peinture bordelaises, et qui lui avait temporairement apporté une certaine aisance ; une personne impressionnante par sa carrure et sa haute taille (elle devait mesurer entre 1,75 et 1,80 m). Selon ses propres termes, elle avait » grillé » trois fortunes au cours de sa vie, époques fastes ayant alterné avec des périodes de réelle misère.
Peu après notre première rencontre (fig. 9), elle ne pût à nouveau garder son studio assez inconfortable de la rue Judaïque que grâce à la générosité de son éditeur, Monsieur Alain Samie ; mais elle parvenait à vivre grâce à des aides que lui avaient fait obtenir le préfet Gabriel Delaunay et le député-maire de Pessac d’alors, Jean-Claude Dalbos, sans oublier les dons qu’elle recevait de ses nombreux admirateurs (dont ma mère qui ne l’a pourtant jamais rencontrée). Souffrante et sachant qu’elle allait être hospitalisée, elle transmit pour publication l’ensemble de ses poèmes inédits à M. Samie pour qu’il les édite dans un nouvel ouvrage, Bordeaux cité des grands vins (fig. 10), qui constituait la suite d’Hommages et était conçu dans le même esprit, et qu’il mit immédiatement en chantier. Elle réalisa une quinzaine de jours plus tard qu’elle avait oublié de dédier l’une de ses œuvres au plus jeune des habitués des Galeries, moi-même (alors âgé de 22 ans), puisque je ne figurais pas alors encore sur ses listes ; elle m’en fit parvenir par la poste dédicacé accompagné d’une lettre, deux documents que j’ai toujours précieusement conservés. Ce poème, intitulé La cruelle aventure arrivée à Corneille (fig. 11) devait dans son esprit évoquer les interrogations qui pourraient être, à la fin de sa carrière, celles du jeune chercheur que j’étais alors encore, lorsque je ferais dans l’avenir le bilan de mon passé. Son état étant trop grave, elle décéda à l’hôpital. M. Samie retrouva le brouillon de ce poème dans ses archives et, ignorant qu’il avait été dédié, le publia comme la dernière œuvre inédite et anonyme d’Alice Hélodore-Gallienne dans la préface qu’il rédigea pour son livre posthume, en se méprenant sur son intention puisqu’il imagina qu’au terme de sa vie elle doutait encore de son talent. Cette grande dame de la littérature bordelaise, lauréate de l’Académie Française, disparue voici un demi-siècle (1966), est quasiment et injustement oubliée de nos jours, puisqu’un hommage qui lui a été rendu ces dernières années sur sa tombe au cimetière de Pessac ( » la ville dont le nom claque au vent comme oriflamme « ) n’aurait attiré qu’une huitaine de personnes.
Un autre habitué des Galeries était l’homme des arts du feu qui réalisait de magnifiques émaux, Raymond Mirande. C’était un homme de petite taille, modeste, timide, discret, toujours souriant, parlant peu, et qui passait inaperçu dans la foule des visiteurs, d’autant plus qu’il ne prenait aucune note. Mais il avait en fait, si l’on peut ainsi s’exprimer, une double vie, en ce sens qu’il était le féroce, cruel, redoutable et redouté éditorialiste de l’hebdomadaire La Vie de Bordeaux, où il tenait la rubrique très lue et appréciée de l’actualité artistique, et rendait compte à ce titre des différentes expositions et des vernissages organisés dans la cité. Selon le caractère plus ou moins acerbe de ses critiques, il était à l’origine du succès ou de l’échec d’une exposition. Jeanne Flaugergues et Henriette Bounin nous avaient présentés, et nous échangions donc chaque fois quelques mots, brefs puisqu’il était peu loquace ; mais les peintres ignoraient en quasi-totalité, sinon tous, que ce visiteur anonyme qu’ils côtoyaient était celui qui les déchirait si allègrement dans ses éditoriaux.
Dans les Galeries, on fréquentait évidemment les peintres bordelais. La saison culturelle était d’ailleurs inaugurée en chaque fin d’hiver par Jacques Chaban-Delmas par le vernissage des trois salons successifs, durant chacun deux semaines, des artistes de Bordeaux, à la galerie des Beaux-Arts place du colonel Raynal : tout d’abord celui de l’Arche, la plus ancienne et prestigieuse société artistique de Bordeaux ; la quinzaine suivante, celui des trois autres associations : La Palette, Polytendances, les Indépendants bordelais ; la troisième quinzaine exposait les artistes sans appartenance. Quelques grands noms ont alors durablement émergé : parmi les figuratifs Carrère et Floréal Otéro, disparus récemment, ainsi que leurs amis Vallet et Rivière ; parmi les fauves : Charles Cante, Charazac, Hugon ; Metchenoff, un peintre au style naïf d’origine bulgare, qui réalisait dans son atelier du cours de la Marne des foulards peints à la main et de magnifiques marines représentant la faune de pleine eau ou des grands fonds, me traduisait en français pour mes travaux de recherche des articles scientifiques publiés en russe ou en bulgare. Le félibre Osmin Ricau, natif de Vic-en-Bigorre, membre de l’Académie de Bordeaux, était à la fois un peintre et un écrivain du terroir inspiré par l’histoire et le patrimoine (fig. 12, 13) ; il peignait des paysages champêtres dont il m’offrit une toile en cadeau de mariage. Lorsqu’on s’intéressait à ses œuvres littéraires, son grand plaisir était d’offrir en outre à son admirateur un exemplaire de l’un de ses ouvrages précédents, dont il revêtait la page de garde d’une longue dédicace originale et personnalisée (fig. 14) d’une vingtaine de lignes (fig. 15), chaque fois différente, témoignant ainsi de la richesse de son inspiration.
Le plus talentueux de ces maîtres était incontestablement l’ancien industriel sucrier, mécène et promoteur de logements sociaux, Henri Frugès, que je n’ai rencontré qu’à trois reprises sur quelques mois alors qu’il avait 86 ans : un petit homme à la barbe en pointe qui inspirait à la fois la sympathie et le respect, se tenant très droit, d’une rare gentillesse, toujours élégant et portant œillet à la boutonnière, s’exprimant dans un français d’une rare pureté, et qui était ainsi que son épouse la personnification de la bonne éducation et du savoir-vivre à la française. L’originalité de sa peinture résidait dans le fait qu’il mélangeait du blanc d’œuf à ses couleurs, ce qui leur donnait un reflet particulier. Ses toiles, dans un style à l’ancienne, représentaient à l’arrière-plan des ruines, des monuments ou des palais, et au premier plan une scène allégorique ou mythologique (fig. 16). Son style était intermédiaire entre le figuratif et le surréalisme, le prix de vente élevé de ses œuvres étant quant à lui incontestablement surréaliste
Les salles à manger de toutes ces maisons ouvraient habituellement par une porte ou par une porte-fenêtre sur un petit jardin. Là aussi, point de surprise, tous semblaient voir été conçus sur le même modèle ; de l’un à l’autre, on y rencontrait les mêmes plantes et les mêmes fleurs. Ce dernier point s’explique par le fait que ces vieilles dames s’échangeaient des boutures, ce qui avait pour effet de créer une uniformité certaine.
En raison de leur grand âge, toutes ces personnes n’utilisaient plus guère leurs salons et leurs salles à manger ; aussi, en ces années 1950, ces pièces, qui avaient été tapissées et décorées depuis parfois plus d’un siècle dans un souci de respectabilité bourgeoise, dégageaient une atmosphère de lourde torpeur provinciale digne des romans d’Honoré de Balzac.
Jean-François FOURNIER
Société Archéologique de Bordeaux