Savants du XVIIIe, Anthropologues du XIXe, écologues du XXe, ?… du XXIe s.

mars/avril 2009

 » Car l’anthropologie, qui est la science de l’homme par excellence, appartient à tout le monde. Elle nous concerne tous « 

François Laplantine

 

Plaque de rue à Pessac honorant le docteur Azam
Plaque de rue à Pessac honorant le docteur Azam

A force de côtoyer des populations pratiquant le culte des ancêtres, il est normal que les anthropologues partent en quête de grands ancêtres.Alors, d’aucuns avancent le nom d’Hérodote, grand touriste du Ve siècle av. J.-C., ou de Jules César et sa description des Gaulois, un peu partisane quand même… Marco Polo et les  » merveilles  » de l’Orient… Ibn Battuta, ce génial voyageur arabe du XIVe siècle qui s’émerveille, s’étonne, critique, se scandalise… Malgré d’indéniables dons d’observateurs, l’absence d’essai d’explication, de compréhension, de comparaison, n’en fait pas des anthropologues.

Il faudra attendre le XVIIIe siècle et le courant naturaliste, pour commencer à fonder un projet de « sciences de l’homme » : l’individu humain devient à la fois objet et sujet d’étude, s’observe lui-même, réfléchit sur lui-même. On commence à établir une méthode d’observation objective qui part des faits – « les faits sont là et ils sont tenaces » dira plus tard Marcel Mauss – et on essaie de dégager des principes généraux de fonctionnement des sociétés humaines car on devient sûr d’une chose : l’unité du genre humain et la richesse de ses diversités… ce qui n’empêche pas, bien sûr, la culture des inégalités.

En 1724, le Père Lafitau (né à Bordeaux en 1685) publie Les moeurs des sauvages américains comparées aux moeurs des premiers temps et se donne pour but de fonder « une science des moeurs et des coutumes ».

En 1789, le naturaliste Chavanne donne un nom à ce qui n’est pas encore une science mais un courant philosophique : l’ethnologie, et en 1799 se constitue à Paris la « Société des observateurs de l’homme ». Elle dura jusqu’en 1805. Il n’y a pas qu’à Bordeaux que les sociétés d’anthropologie sont éphémères.

Entre-temps Linné était passé par là : on cherche à constituer une histoire de la nature où l’homme fait partie du système et doit donc appartenir à l’histoire naturelle. Il annonçait déjà l’anthropologie, au sens le plus large du terme, ainsi que l’écologie humaine, même s’il fallut, pour cela, faire un détour au long du XIXe siècle par l’anthropologie physique avant qu’elle ne devienne biologique.

Ce XIXe siècle va littéralement inventer la science anthropologique en tant que science des sociétés primitives qui avait pour champ d’étude « le monde entier moins l’Europe ». Il faudra attendre les années 1930 pour que des gens comme Mauss, Rivet, Van Gennep considèrent que les sociétés traditionnelles d’Europe y avaient aussi leur place.

Avec le développement de la préhistoire, de la paléontologie humaine, l’anthropologie sera d’abord physique et la plupart des anthropologues d’éminents médecins, surtout des anatomistes.

Enfin Broca (né à Sainte-Foy-La-Grande en 1824) vint. Médecin célèbre et non moins célèbre anthropologue puisque fondateur de l’école Anthropologique française. En 1859 il crée la Société d’anthropologie de Paris2 qui comporte 19 membres et définit ainsi la discipline : « l’étude du groupe humain, considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature ». Définition que ne renieraient ni les anthropologues actuels ni les écologistes d’autant plus qu’à partir de là tout va aller très vite.

Affiche du colloque tenu au Musée d'Aquitaine
Affiche du colloque tenu au Musée d'Aquitaine

En 1880-81 une société régionale d’anthropologie est créée à Lyon sous le patronage de la Société d’anthropologie de Paris. En 1884, sous l’impulsion et le parrainage de Paul Topinard, médecin, collaborateur de Broca, professeur à l’école d’anthropologie3 de Paris, avec LéoTestut4 professeur d’anatomie à la faculté de médecine de Lyon et anthropologue, le professeur Azam5 en fonde une à Bordeaux6. La réunion fondatrice de la Société d’anthropologie de Bordeaux et du Sud-Ouest, filiale de la Société d’anthropologie de Paris, eut lieu le 12 décembre 1884 à 15 heures à la bibliothèque, 10, rue de Tourny, siège de la société, et réunissait une trentaine de personnes. Une nouvelle réunion, le 15 janvier 1885, regroupait déjà 120 adhérents. Dès 1884, les publications réunissaient des articles d’anthropologie physique, d’ethnographie, de préhistoire. Elle dura jusque vers 1890… pour revivre en 1966 sous l’impulsion du professeur Henri Vallois, toujours filiale de la Société d’anthropologie de Paris.

L' »assemblée constituante » où ressuscita la Société d’anthropologie du Sud-Ouest (SASO) eut lieu, le 23 février 19667, dans une salle de dissection du laboratoire d’anatomie (professeur Albert Rigaud) de la faculté de médecine de Bordeaux, place de la Victoire, et réunissait soixante-six personnes8 parmi lesquelles les professeurs François Bordes (préhistoire) et Pierre Métais (ethnologie), qui devinrent vice-présidents, le professeur Xavier Dubecq (odontologie) président. Mais les deux chevilles ouvrières en furent, pour de longues années, les deux cousins, le professeur P. Bonjean (anatomiste) et le docteur JacquesWangermez (radiologue), ce dernier également membre de la Société linnéenne. Leurs disparitions, à quelques années d’intervalle, en signa le déclin. Elle s’est  » endormie  » en 2007… pour, tel le phénix ressuscitant de ses cendres et répéter l’histoire, se réveiller en 2008 en s’associant à la Société internationale d’écologie humaine.

En effet, bien que l’écologie soit d’abord une discipline de la biologie née au XIXe siècle, le concept d’écologie humaine (peut-il y en avoir une autre?) fut  » inventé  » par des anthropologues selon le professeur Raymond Riquet9, co-fondateur, en 1976, du Certificat international d’écologie humaine (Université Bordeaux 1) avec le professeur Robert Marty, médecin-biologiste. Il fallait élargir les cadres de l’anthropologie pour s’interroger sur les interrelations de l’homme et de son milieu, depuis son milieu le plus proche – biologique – jusqu’au plus lointain – spatial, entre autres. Sans a priori ni jugement de valeur, bien sûr.

Couverture d'un bulletin de la SASO
Couverture d'un bulletin de la SASO

S' »il est des lieux où souffle l’esprit », assurément ce fut bien dans le « petit amphi de biologie » où avaient lieu les cours du CIEH (qui a aujourd’hui émigré à Bordeaux 3 sous l’égide du professeur Francis Ribeyre en s’augmentant d’un master). Pour tout dire, les premiers inscrits au certificat s’y sont trouvés tellement bien, ont eu tellement de mal à interrompre leurs discussions passionnées qu’en 1978 ils ont fondé, au Laboratoire d’anthropologie de Bordeaux 1, la Société internationale d’écologie humaine (SIEH). Le premier colloque, en 1979, portait sur l’eau. L’un des premiers mémoires soutenus Nature, mythe ou réalité ?, resté fameux dans les annales, fut rédigé par quatre médecins dont deux furent présidents de la SASO (professeur Claude Richir et docteur Jean-Paul Lacombe) et deux présidents de la SIEH (professeur Claude Bensch et docteur Philippe Brenot). C’est tout dire !

C’est la Société d’anthropologie du Sud-Ouest qui parraina la Société internationale d’écologie humaine pour son entrée à l’Union scientifique d’Aquitaine. Juste retour des choses : leur fusion permet à l’Anthropologie de ne pas disparaître du paysage des sociétés savantes bordelaises en donnant naissance à la Société d’écologie humaine et d’anthropologie, la SEHA, ouverte à tous, bien sûr. Pour les années 2009-2010, le thème de réflexion porte sur l’habitat, au sens le plus large du terme, depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui, voire demain ou après-demain…

Chantal GAUTHIER-GUILMAIN,

Société d’écologie humaine et d’anthropologie

1. François LAPLANTINE. Clefs pour l’anthropologie. Seghers, Paris, 1987, p. 32.
2. Qui a célébré son cent-cinquantième anniversaire à la fin du mois de janvier 2009.
3. En fait le véritable fondateur de l’enseignement de l’anthropologie en France.
4. Père du fameux « Testut ». Dans l’édition de 1912 on trouvera la liste de ses publications d’anthropologie.
5. Professeur de pathologie externe, son nom est gravé dans le hall, sur le mur de l’amphi Gintrac, à l’ancienne faculté de médecine, place de la Victoire.
6. Qu’il me soit permis ici de faire amende honorable: toujours en quête de grands ancêtres j’ai affirmé, à la suite d’autres membres de la SASO, et non des moindres, que la fondation de la première Société d’anthropologie du Sud-Ouest était due à Broca (décédé en 1880 !…) et non Azam et Testut. Mea culpa !… Mes remerciements vont à André Debenath, préhistorien, CNRS, ancien président de la SASO, qui m’a communiqué ces renseignements.
7. Le vendredi 30 septembre 1983 à Bordeaux, le samedi 1er octobre et le dimanche 2 à Auch, la SASO célébrait le centenaire de la 1re Société d’anthropologie de Bordeaux et du Sud-Ouest sous la présidence du professeur Yves Coppens. En raison de son emploi du temps, la date de cet anniversaire avait été avancé de quelques mois.
8. On trouvera leurs noms dans le t. XXV, année 1990, 3e trimestre, du Bulletin de la SASO.
9. Commentaire au cours de la séance scientifique du 10 février 1982: l’espace anthropologique. Compte-rendu in Bull. SASO, tome XVII, n° 3, p. 130. C’est le professeur Raymond Riquet, médecin-anthropologue, qui fit revivre en 1973 le certificat d’anthropologie biologique à Bordeaux 1.